Chapitre 52

6 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Anamorphic – Night Till Daylight

La tâche paraît complexe. Il n’y a même pas d’espaces dans le message, et fait plus surprenant, je remarque que les chiffres vont de zéro à trente-deux, soit sept caractères de plus que l’alphabet.

Ce n’est déjà pas un cryptage par substitution simple. La distribution de fréquence est beaucoup trop uniforme, aucun caractère ne ressort significativement. Sinon, j’aurais au moins pu repérer les plus fréquents, et les associer à des lettres comme « e », « a » ou « s ».

Je réalise le même test en considérant les enchaînements de deux signes consécutifs, sans plus de résultats. Il faut dire que le message est relativement court, ce qui n’aide pas aux méthodes statistiques. J’ai beau faire les cent pas dans la pièce, l’illumination ne vient pas. Je ferais mieux de passer sur la suite.

L’exercice de réseau est déjà plus abordable. Ils l’ont organisé à la manière d’un jeu vidéo, avec plusieurs niveaux à franchir. À chaque fois, il faut parvenir à se connecter sur des serveurs distants, puis, à l’aide d’indices, fouiller des dossiers afin de reconstituer les mots de passe gagnants. Je me remercie intérieurement d’avoir passé des dizaines d’heures sur des sites d’énigmes, étant ado.

Alors que je bloque au sixième niveau, la fille aux cheveux bleus passe dans le bureau qu’on m’a laissé pour cette nuit.

  • Alors, comment se passent les exercices ?
  • Je fais ce que je peux, mais j’avance ! En fait, c’est courant de travailler la nuit, chez vous ?
  • Oui. Enfin, on ne « travaille » pas, dans le sens commun du terme. Bref... on vous expliquera peut-être. Je pars dans une demi-heure, mais il restera du monde jusqu’au matin.

***

Ma tête se relève dans un spasme. J’ai failli m’endormir. Après que mes yeux ont refait la mise au point, je constate que la barre d’outils du PC indique quatre heures quarante-deux. Il doit me rester deux heures, à la louche.

Pris d’une inspiration, je retourne sur la page du code à casser. Mais oui, l'homme représenté sur le portrait est le célèbre Blaise de Vigenère ! Le message est donc codé selon la technique qu’il a inventée : on choisit un mot-clé, qui donne les décalages successifs à appliquer pour chiffrer notre message initial. Par contre, aucune idée de comment le casser.

En faisant des recherches, je tombe rapidement sur le test de Kasiski, découvert par un archéologue prussien au XIXe siècle. Il permet d’estimer la longueur de la clé secrète à l’aide de motifs répétés ; ensuite, il suffit de rechercher le mot-clé exact par force brute. Je copie quelques blocs de code et constate avec ravissement que la méthode suggère très clairement une clé de longueur huit.

En revanche, le problème des trente-trois caractères subsiste en vue de réaliser le décodage complet. Pour l’étape suivante, il faut pouvoir lier chaque chiffre à une potentielle lettre de l’alphabet… Je m’impatiente devant l’écran et dois me retenir de fracasser le clavier avec mon poing. Je suis à deux doigts du but !

À moins que…

***

Le lendemain.

Alors que je monte au studio vers neuf heures du matin, mon téléphone vibre dans ma poche.

  • Je crois qu’on a des gros soucis, s’alerte Raquel à l’autre bout du fil.
  • Quoi comme ?
  • De fric. J’arrive d’ici vingt minutes pour voir ça ensemble.

Elle débarque en fait encore plus tôt et m’interpelle avant même de déposer ses affaires :

  • On est censés verser les rémunérations de nos acteurs rapidement, mais ça sera trop juste niveau trésorerie. On se retrouvera carrément dans le rouge ! Sans parler de nos propres salaires.
  • Ah merde… c’est très… très embêtant… en effet... marmonné-je, imaginant déjà la cascade de problèmes à venir.

Raquel me fixe, comme si elle attendait que je trouve une solution magique.

  • Normalement, c’est Daniel qui s’occupe de ces soucis…
  • C’est bien le problème ! s’écrie-t-elle. J’ai déjà essayé de l’appeler vingt fois ! Je t’avoue que c’est un peu la panique, là. Je suis responsable com’, pas comptable, ni gérante !
  • Bon. On se pose et on réfléchit calmement.
  • Euh… ok.

Elle sort son PC et nous parcourons ensemble les documents de trésorerie que nous avons sous la main. Malgré mon entraînement de cette nuit, sur les conditions de vente de la SNCF, il me faut du temps pour synthétiser cette masse d’informations.

Sans y connaître grand-chose, j’arrive fatalement à la même conclusion que ma collègue : la situation est très épineuse. En fait, nous avons eu énormément de frais sur les derniers mois, mais le retour sur investissement se fait attendre.

  • T’as vu, c’est la merde… répète Raquel.
  • On est d’accord. Mais on ne va pas se démonter. Déjà, il faut négocier les délais de certaines factures, et voir si les Tchèques peuvent nous avancer sur d’autres, comme le montage de notre collab’.
  • Euh… tu sais ce que tu fais ?
  • Non, pas vraiment. Mais il faut bien se sortir les doigts des fesses.
  • Moi, je te le dis, si Daniel disparaît définitivement dans la nature, je me barre aussi !
  • Il n’y a pas de raison, affirmé-je en mentant éhontément. Et puis, on trouvera des solutions.
  • Si tu le dis…
  • Par contre, je suis tout à fait d’accord, il faut prioriser les rémunérations des gars. D’ailleurs… j’ai des amis à Paris, qui pourraient me donner des conseils stratégiques de base, quant à notre situation. Pour une fois, leur travail de consultant sera vraiment utile.
  • Mouais...
  • Allez, un peu d'envie ! Je sais que t'es combattive, tu n'as pas été zadiste pour rien, à Notre-Dame-des-Landes !

Raquel hoche la tête plusieurs fois d’affilée, sans se montrer pleinement convaincue. Pourtant, j’aurai besoin d’elle : nos cadreurs, employés à mi-temps, ne me seront pas d’une grande aide.

  • Ok, lâche-t-elle après un instant de réflexion. Je vais voir ce que je peux faire pour serrer les vis et faire des économies à court terme. Je te laisse négocier avec les Tchèques ; ils avaient l’air de bien t’apprécier.
  • Tout à fait. J'appellerai aussi notre banque par rapport aux conditions de découvert, c’est le plus important avant de prendre des décisions trop hâtives. Ce genre de galère a déjà dû se produire les années passées.

Je fais tout mon possible pour conserver mon assurance, en dépit de ce coup dur, qui s’ajoute à ma fatigue.

En plus, je ne peux pas avouer à Raquel que Daniel ne sera pas de retour de sitôt. Le type de cette nuit me l’a fait comprendre à demi-mot, en parlant d’un « incident de mission en Biélorussie » le concernant. Dans la foulée de cette nouvelle, son « organisation » avait envoyé deux agents au studio pendant la nuit, afin de récupérer des documents sensibles dans le coffre de notre boss. Cela explique qu’ils aient pu l’ouvrir sans difficulté. Ils n'avaient juste pas prévu de tomber sur Alexis, son copain et moi.

J’ai eu droit à ces explications au petit matin, après avoir planché plus de six heures sur les défis les plus retors.

Mon superviseur a eu l’air satisfait, alors que je n’en avais même pas terminé la moitié. Je me souviendrai longtemps du message codé, en fait extrait des premières phrases de Crimes et Châtiments de Dostoïevski, en version originale. Les trente-trois nombres différents représentaient chacun une lettre de l’alphabet russe… Je suis directement tombé sur cette immense référence littéraire en copiant le message en clair, mais en russe, sur Internet.

J’ai vite compris en quoi consistaient leurs activités lorsqu’il m’a confié que cette langue, ainsi que le type d’exercices, n’avaient pas été choisis au hasard : des missions d'information et de hacking visant le régime biélorusse, et ceci de manière totalement indépendante des services de renseignement français.

Ils m’ont gracieusement laissé sept jours avant de décider de poursuivre ou non avec eux. C’est le minimum avec une telle proposition : non-rémunérée, « absolument confidentielle » et « potentiellement dangereuse, même depuis la France ». Malgré mes questions, le type est resté opaque sur le degré réel de son adverbe « potentiellement ». Il m’a simplement assuré que mon lien avec Daniel, via le studio, ne constituait pas une menace particulière.

J’ai surtout retenu sa conclusion, rondement préparée : « Quelles que soient vos intentions, aucun prétexte, ni même impératif légal, ne saurait justifier la divulgation d’informations relatives à notre existence et à nos actions ».

Raquel relève son regard vers moi. Je me sens affreusement prisonnier des informations que je détiens.

  • Et on fait comment pour les tournages de ces prochaines semaines ? demande-t-elle.
  • On continue selon le planning en vigueur. Ce n’est pas le moment de tout arrêter.

C’est certain, je devrai délaisser l’innovation pendant un moment, et me substituer comme je le peux à notre boss. On verra si la situation est tenable.

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