Chapitre 53

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Écrit en écoutant notamment : Nihilist – 8.2.0.7.7.5.1.9.3.0.4.6.0.2.3

Juste avant que nous prenions notre pause de midi, le téléphone fixe du studio sonne, ce qui est plutôt rare.

  • J’y vais, lance Raquel.

Elle se dirige vers le bureau d’accueil en pressant le pas. Deux fois sur trois, il s’agit d’appels de démarchage, mais cette fois-ci, la conversation dure plus longtemps. Si on essayait encore de nous vendre des services parfaitement inutiles, Raquel les aurait déjà rembarrés.

Elle est de retour deux minutes plus tard, encore plus agitée que ce matin. Elle secoue la tête et passe nerveusement sa main tout autour de son cou.

  • Oh là, qu’est-ce qu’il se passe ? dis-je en me rapprochant.
  • Figure-toi que je me suis retrouvée face à la police. Je hais ces gens-là, putain !
  • Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?
  • J’ai pas saisi tous les détails, mais ils viennent enquêter sur la disparition de Daniel. Ils veulent passer vendredi au studio pour recueillir nos témoignages. On doit recevoir une notification écrite aujourd'hui et on doit préparer un... oui, c'est ça, un courrier d’assentiment, si on accepte leur visite.

Forcément, ça devait arriver. Je ne suis qu’à moitié surpris ; c’est probablement Jonathan qui a signalé la disparition de son copain après une semaine sans la moindre nouvelle… N'empêche qu'il aurait pu nous prévenir avant que les flics s'en chargent.

En tout cas, si Daniel est effectivement retenu en Biélorussie, ils ne sont pas sortis de l'auberge pour leur enquête.

  • Bon, il n’y a pas de raison de refuser. Je m’occupe de tout.

La respiration de ma collègue devient bruyante, haletante. Elle se tient au milieu de la pièce en jetant des regards désordonnés sur les côtés.

  • Raquel, tout va bien ?
  • Oui… enfin, non ! Les soucis financiers… Maintenant ça… C’est trop… c’est trop pour moi ! Je vais quitter ce studio.

D'accord, elle panique complètement.

  • Mais non, ça va aller. En plus, on en saura sûrement plus sur Daniel dans trois jours.
  • Je crois d’abord que... je vais aller me reposer, dit-elle en essuyant son front. J’ai chaud.

Ses pas peu assurés se désaxent dangereusement lorsqu’elle franchit la porte. Ses genoux flanchent, emmenant le haut de son corps dans un mouvement de balancier inquiétant. Je cours vers elle pour la rattraper et accompagner sa chute vers le sol. Ça fait beaucoup pour la journée.

Je redresse son buste et la place en position assise contre le mur. Ses yeux sont à moitié ouverts mais aucune expression ne les anime. Ses bras pendent le long de son corps, totalement amorphes. Elle ne réagit pas à mes injonctions, et la secouer prudemment n’a pas plus d’effet. Je m’assure qu’elle respire correctement puis tâte son poignet à la recherche de son pouls. Ce dernier me paraît lent mais régulier.

  • Martial… bredouille-t-elle tout d’un coup.
  • Oui, je suis là. Attends calmement et repose-toi. N’essaye pas de te lever.

Je récupère mon téléphone afin de regarder la conduite précise à tenir dans ce genre de cas, voire d'appeler le 18 si nécessaire. Heureusement, elle reprend progressivement ses esprits et je la hisse sur un siège lorsque j’estime qu’elle ne risque plus d’en tomber. Je lui apporte aussi un verre d’eau.

  • Putain, je ne pensais plus que ça pouvait m'arriver. C'est un malaise vagal, rien de grave.
  • À cause de l’appel ?
  • Oui. Et surtout, de mauvais souvenirs. Je vais t’expliquer.
  • D'accord.

Elle expire longuement et croise ses doigts.

  • Tu l’as bien dit tout à l’heure, j’ai passé plus d'un an à Notre-Dame-des-Landes. Tu dois avoir entendu parler de l’opération « César », à l’époque. Ils avaient même envoyé des CRS et des blindés pour nous déloger.
  • Je m’en souviens, oui, j’avais vu ça au journal télévisé.
  • Bref, nous ne nous sommes pas laissé faire, mais mon copain de l'époque n'en est pas sorti indemne. Je m'en souviens, c'était en plein automne, il pleuvait à verse depuis des semaines et toute la zone était gorgée d'eau. Nous pataugions littéralement dans la boue, mais ces conditions n'ont pas vraiment freiné leurs assauts. Nous avons repoussé le premier, mais le suivant a été d'un autre calibre. Au plus fort de l'opération, mon copain s’est retrouvé piégé au milieu de nuages de gaz lacrymogène, au cœur d’une zone d’affrontement. Il a pris un tir de LBD dans l’œil gauche.
  • Oh merde…
  • Nous n'avons pu accéder à la zone qu’un quart d’heure plus tard. Il gisait dans des fourrés détrempés et râlait de douleur. Son visage pissait le sang. Le pire, c’est que les keufs ont empêché les secours d’intervenir pendant plus de trois heures. Nous avons fini par le porter nous-mêmes en dehors de la ZAD, parfois avec de l'eau jusqu'aux genoux, pour qu’il puisse être soigné.
  • Mais c’est horrible !
  • Oui… le parquet a ouvert une enquête, mais le mal était fait.
  • Et… tu le vois encore, aujourd’hui ?
  • Non. On s’est séparés lorsque j’ai décidé de reprendre une vie plus rangée. N'empêche, c'était un vrai guerrier des temps modernes. Il était de retour une semaine plus tard avec son bandage de grand blessé pour reconstruire les abris.

Mon estomac s’est violemment tordu au cours de son récit. Je n’ose pas imaginer la souffrance endurée par les deux. J'ai peur de ne pas trouver les mots justes, alors je reste simplement à l’écoute de ses émotions lors de la demi-heure qui suit.

Concernant le studio, on va de mal en pis. J’espère que ces flics-là ne seront pas trop embêtants, déjà qu'il faudra mentir, par omission, quant à ma connaissance du groupe de hackers de la « Stoned Chicken ». À défaut d’avoir donné un nom officiel, je vais les appeler comme ça.

Je crois que je vais m’accorder une longue pause déjeuner. Très longue.

***

Le soir même.

En voyant le message de Dimitri, je traverse les voies du tram pour finalement le prendre en sens inverse. Au lieu d'aller chez lui, il me propose de le rejoindre dans un bar en compagnie de Kenzo. J’avoue que j'aurais aimé me poser dans son appart’ après ces vingt-quatre heures de folie, mais évitons de passer pour un gros casanier. Et puis, si je ne me change pas violemment les idées, ma tête va exploser.

Est-ce qu’il ne serait pas plus facile de tout lâcher ? De tout révéler à la police ? De me consacrer à Dimitri, de trouver enfin un vrai travail sérieux ?

L'accélération brutale du tram m'aide à me ressaisir et je chasse ces idées dominées par mes émotions du moment. L’adresse donnée par Dimitri me rappelle quelque chose, sans que je puisse l’identifier clairement. Non, ce n’est déjà pas le nom de rue d’hier soir.

Je comprends en me rapprochant de ma destination. C’est la rue qui abrite la Confrérie du Blitz ! Pas si étonnant, finalement, vu la densité de bars dans ce quartier.

Tiens, « Le Gay’pard », j’aurais dû m’en douter… Jonathan était sceptique quant à la population qui vient s’y enivrer, mais avec Kenzo, et surtout Dimitri, je devrais être à l’aise. Je n’ose pas rentrer de mon propre chef dans l’établissement, alors j’envoie un message à Dimitri pour lui signifier mon arrivée. En attendant, mon regard se fixe sur les joueurs qui s’affrontent de part et d’autre des tables d’échecs de la Confrérie.

  • Ah, Martial ! Tu viens ?

Dimitri vient de pousser la porte du Gay'pard. Merde, il est si beau et si bien habillé ! À côté, avec mon jean et mon sweat, je crains carrément… Je me rends compte en pénétrant dans la salle principale que j’ai le look le plus hétéro de tout le bar. L’ambiance est chaleureuse et la musique devrait me maintenir alerte. Il y a également un peuple surprenant pour un mardi soir.

Ce n’est pas exactement ma première fois dans un bar gay : Sarah m’avait traîné dans un des plus connus de Paris. J’avais tenu exactement cinquante-cinq minutes. Certains regards lascifs, trop insistants à mon goût, me rendaient anxieux.

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