Chapitre 56
Écrit en écoutant notamment : Téyo – Kickbass MF
- On a reçu les invitations officielles, c’est cool ! lance Raquel.
- Tu parles de quoi ?
- Des Roméo X Awards !
Elle comprend à mon regard dubitatif que le nom ne me dit rien.
- Une sorte de festival de Cannes du porno gay, pour les studios français ! Ils organisent toujours leur cérémonie mi-décembre, avant Noël, dans un club parisien.
- On a vraiment des chances de gagner des prix ?
- Franchement, oui ! Jordan est sur la liste des jeunes révélations de l’année. Dimitri et Kenzo sont aussi en lice, pour leurs scènes ensemble, genre meilleur couple.
Le dernier mot me fait grimacer, mais je ne pourrais m’empêcher d’être fier pour Dimitri, fier que son travail soit reconnu. Je sais que Kenzo est réglo et n’y verra qu’une récompense professionnelle. Il m’a bien défendu contre une tentative de drague lourde, dans leur bar gay préféré.
- Je peux te dire que niveau publicité, c’est le top ! complète Raquel.
- Oui, j'imagine que…
La sonnerie de l'étage vient de couper ma phrase. Ils sont enfin arrivés.
Nous bondissons simultanément et nous nous dirigeons vers l’entrée d’un pas pressé. Au passage, un poster du couloir retient mon attention : un de nos gars, en uniforme bleu foncé, passe les menottes à un jeune mec assis au sol. Ni une ni deux, je décroche le cadre de son support et cours le déposer à la remise. Un malaise évité.
Une femme et un homme débarquent dans l’accueil du studio. Ils se présentent et la policière nous rappelle l’objet de leur intervention :
- Comme vous en avez été informés, nous menons des investigations préliminaires concernant la disparition de Monsieur Daniel Alekhine. Certains éléments tangibles nous ont poussés à ouvrir une enquête.
J’acquiesce en tâchant de rester le plus naturel possible.
- Nous comptons sur vous pour recueillir le maximum d’informations, ajoute-t-elle. Nous vous rappellerons d’abord succinctement le cadre de l’enquête, et de cette visite en particulier.
- D’accord ! s’empresse de répondre Raquel. Euh… suivez-nous dans les bureaux, nous serons mieux installés. Et ne faites pas attention à la décoration, si je puis dire.
- Pas de souci pour ça, au moins, ça change de la routine. Croyez-moi, cette affaire intéresse drôlement nos collègues.
Son binôme ne paraît pas convaincu lorsque je l’invite à s’asseoir. Il flâne en admirant nos différents posters muraux.
- Mmh, je préfère me promener. Je réfléchis mieux debout, dit-il. Et cet endroit me plaît bien, je dirais même qu’il m’inspire. Bref… Trêve de mondanités, je vous rappelle que cet interrogatoire est basé sur des principes de consentement. Vous pouvez refuser de répondre, partiellement ou entièrement.
- Euh… c’est ok pour moi, dit Raquel.
- De même, ajouté-je.
- Est-ce que vous acceptez que vos déclarations soient retranscrites ?
Nous approuvons à nouveau tous les deux. Plus vite l’interrogatoire sera terminé, mieux nous nous porterons. La flic dépose son téléphone sur la table et lance une application d’enregistrement audio après avoir renseigné « Témoins Brittany Twinks – 1er décembre 2021 ». Son collègue sort lui un carnet et un stylo, à l'ancienne. Après des présentations officielles, c’est elle qui démarre l’entretien proprement dit.
- Nous avons déjà quelques éléments, mais pouvez-vous nous repréciser le cadre de votre déplacement à Prague ?
Je me charge de répondre :
- D’accord. Nous avions prévu une collaboration… cinématographique, avec un studio tchèque. Nous nous sommes donc rendus sur place, à Prague, pour deux jours de tournage, à partir du 10 novembre. Trois acteurs, un cadreur, Daniel, Raquel et moi-même.
- Aviez-vous déjà travaillé avec ce studio ?
- Non, c’est une première. Mais si le succès est au rendez-vous, nous les inviterons en retour à Nantes, pour un « match retour ».
- Ça veut dire que les acteurs vont échanger leurs rôles, leurs positions ? intervient le policier.
J’avais compris que le contexte l’intéressait, mais là, il part totalement en vrille ! Ou peut-être le fait-il exprès pour détendre l’atmosphère ? En tout cas, il paraît moins austère que la fille.
- Soit… soupire sa collègue après un blanc. Poursuivez, Monsieur Bordereau.
- Eh ben… je ne sais pas quoi ajouter… De la paperasse à faire, rien de plus banal, puis superviser les scènes… Et en dehors de l’aspect professionnel, nous en avons profité pour faire un brin de tourisme, les soirs. J’ai du mal à savoir ce qui vous intéresserait.
- Monsieur Alekhine a-t-il manifesté des comportements inhabituels ?
- Pas particulièrement… à vrai dire, je ne le connais pas depuis assez longtemps.
- Il avait quand même l’air très occupé par des affaires perso, non ? s’interroge Raquel.
- Oui, c’est vrai qu’il est resté à l’hôtel le deuxième jour…
- Vous a-t-il donné des informations sur la suite de son voyage ? poursuit l’enquêteuse.
- Très sommairement, dis-je. On ne vous en apprendra pas beaucoup... Il est allé voir de la famille en Biélorussie.
- En Biélorussie, vous êtes sûr ?
- Euh… oui, pourquoi ?
Je viens de me rendre compte de ma bêtise. Putain, je me suis préparé trois jours pour éviter ce genre de conneries ! En fait, il n’avait pas précisé le pays exact. Il avait seulement parlé de l’Europe de l’Est.
- Nous avons retrouvé son billet d’avion. Il a atterri à Białystok, en Pologne.
- J’ai dû confondre, désolé.
- Pourtant, ces pays sont très différents ! s’exclame-t-elle.
- Vous avez raison ! Je n'aimerais pas vivre dans l'un des deux ! Quoiqu'au niveau des droits LGBT, la Pologne ne fait guère mieux.
Je devrais m’en sortir avec cette touche d’humour. Son collègue reprend la parole, tout en feuilletant son dossier.
- Cependant, cette histoire de Biélorussie est intéressante. Daniel Alekhine a justement quitté ce pays il y a onze ans. Vous n’étiez pas au courant ?
- Pas du tout, répondons-nous tous les deux.
Réponse tout à fait sincère, cette fois-ci. Même la Stoned Chicken ne m’avait pas donné l’information. Cela pourrait expliquer le rattachement de Daniel au groupe, et notamment sa mission là-bas. Son français impeccable, sans accent notable, me fait douter un instant, mais les flics n'ont aucune raison de mentir. Il parlait sûrement déjà notre langue avant d’atterrir en France.
Heureusement pour moi, les questions embêtantes s’arrêtent là. Je surveille de près les déambulations des deux policiers dans les différentes pièces du studio, mais même avec une perquisition en bonne et due forme, ils ne trouveraient rien, puisque les dossiers secrets qui étaient cachés dans le coffre de Daniel ont été récupérés par la Stoned Chicken. Hier, je me suis aussi assuré qu’aucun document attestant leur existence ne traînait dans le studio.
À la fin de la visite, nous sommes amenés à relire et signer nos déclarations. Je suis rassuré de voir que ma grave erreur a été consignée comme simple « confusion » par le gars. Nous les raccompagnons après leur avoir proposé un café, immédiatement accepté ; on ne fera jamais trop bonne impression.
Raquel et moi poussons de longs soupirs rassérénés lorsque leurs pas s’estompent dans la cage d’escalier de l’immeuble.
- Voilà, tout s’est bien passé ! m’exclamé-je.
- Oui… même si on reste au point mort. La Biélorussie, ça ne me rassure pas du tout ! Heureusement qu’on a fait du bon taf cette semaine, pour maintenir le studio à flot. Je suis presque contente de reprendre un tournage, cet après-midi.
- Bien d'accord !
- Au moins, le cul, je maîtrise. Peut-être même qu’en tant que meuf, j’apporte une vision rafraîchissante, qui plaît aux clients.
- Je vois qu’on se jette des fleurs ! Je peux faire de même ?
- Comme tu veux. Mais d’abord, aide-moi à préparer la chambre pour cet aprèm.
En fin de matinée, je fais un tour dans son bureau pour aller consulter les fameuses invitations reçues ce matin. En fait, on nous les avait déjà envoyées par mail, mais je suis complètement passé au travers. Ah oui… évidemment, les Roméo X Awards sont sponsorisés par le site de rencontres gays éponyme. En me renseignant, j’apprends que la soirée ne se limite pas à une simple remise de prix : ils évoquent notamment des « performances ». À travers les descriptions volontairement chastes, je comprends que des garçons feront le show en s’enfourchant sur scène, au plus grand plaisir des invités...
En plus des nôtres, nous avons plusieurs places à distribuer en dehors du studio. Je me doute qu’elles sont normalement destinées à des partenaires commerciaux, mais si je peux en garder deux pour Alexis et son copain Dorian, ils ne cracheront pas dessus.
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