Chapitre 57
Écrit en écoutant notamment : El Desperado – The Hard Nation
- Mais c’est là ! s’écrie Dimitri. J’avais pas fait le lien, alors que je suis passé devant des dizaines de fois.
Je l’invite à me suivre à l’intérieur de la Confrérie du Blitz. L’ambiance est plus chic et studieuse que de l’autre côté de la rue, au Gay’pard ; j’espère que ça lui conviendra. Trois quarts des tables sont déjà occupés par des joueurs qui s’échauffent sur des cadences de jeu rapides. Le groupe de jazz, habitué des lieux, est en train de s’installer pour la soirée. Les deux guitaristes attrapent leur Selmer et entreprennent d’accorder leur instrument avec précision.
- Viens, on va voir les tirages au sort des poules !
J’emmène Dimitri avec moi. Nous montons sur nos orteils pour consulter les matchs prévus, par-dessus les épaules des clients agglutinés devant le bar.
- Tu es dans celle d’Alexis ! m’aperçois-je.
- Il est fort, ton pote ?
- À peu près comme moi.
- Donc je n’ai aucune chance… Tu connais les deux autres ?
- Mmh, l’un des deux est prenable, si tu te rappelles bien de mes conseils.
- T'essayes de me rassurer, là... je vais me faire détruire en deux temps trois mouvements !
- Déjà, la fille ne se remettra pas de ton charme.
- Si tu le dis, glousse-t-il. Le pire, c'est que j’ai essayé une fois avec une meuf, quand j’avais dix-huit ans. Je voulais éviter de mourir idiot.
- Et alors ?
- C’était nul ! Et elle a directement capté que j’avais du mal à bander. T’as jamais tenté, toi ?
- Non… Faut dire que je n’ai fait ma première fois qu’à vingt ans. Pas de doute sur mes préférences, mais j’ai traîné.
- Rien de problématique. J’imagine que tu étais très pris par tes études.
Je laisse Dimitri me caresser la joue et me perds dans un regard qui vaut le décuple du plus langoureux des baisers. Il pourrait très bien m’embrasser sobrement ; personne ne le prendrait mal, ici. Jonathan est lui-même très ouvert sur sa relation avec Daniel. En parlant de lui, je ne l’ai encore aperçu ni derrière le bar, ni dans les deux salles de son établissement. Ce sont ses employés qui assurent l'entièreté du service.
Alexis nous rejoint à notre table un instant plus tard. Son approche furtive m’a fait sursauter ! Je me charge des présentations et l’observe faire la bise à mon copain.
- C’est marrant, tu me dis quelque chose, dit-il en inspectant Dimitri.
- Possible ! répond l’intéressé avec un air de défi.
Il fronce les sourcils en cherchant au plus profond de sa mémoire.
- J’ai trouvé ! dit-il après trente secondes de suspens. J’aurais dû y penser tout de suite, avec ton taf au studio, Martial.
- Bingo ! approuvé-je.
- C’est ouf ! Ravi de faire ta connaissance en chair et en os, Mister Nils Foxx ! Bon, je dois avouer que je n’ai pas trop reconnu vos lieux de tournage, la semaine passée.
- Ah oui… lancé-je à Dimitri pour qu’il comprenne, j’ai organisé une visite de nos locaux pour notre ami ici présent, ainsi que son copain.
- Une très belle visite, reprend Alexis en multipliant les clins d’œil.
À nouveau, je me sens obligé de donner des précisions, sinon Dimitri croira que notre vadrouille s’est achevée en orgie.
Nous sommes interrompus par un véritable branle-bas de combat au moment où le début du tournoi est annoncé. Les nombreux joueurs se mettent en quête de leur table de jeu ainsi que de leurs adversaires. Ils s'installent les uns après les autres dans un charivari de grincements de chaises et de cliquetis de pendules. Je serai temporairement séparé de mon amoureux et de mon ami, mais je m’arrangerai pour assister à leur confrontation. Sans faire déshonneur à Dimitri, ça devrait être rapide.
J’entame mon premier match face à un quarantenaire au jeu virevoltant. Il a envie d’en découdre sans se lancer dans de grandes manœuvres chiadées. Vers le vingtième coup, nous nous retrouvons dans une position qui m’impose d’échanger ma dame contre ses deux tours. Normalement, cet échange de matériel est relativement égal, mais à mon niveau d’amateur, j’aurais préféré conserver ma pièce maîtresse. En effet, il est difficile de garder une bonne harmonie entre le placement des tours et d’éviter les fourchettes menacées par l’adversaire.
C’est exactement ce qui se produit à ma première inattention. Puis la situation se dégrade coup après coup. Je n’arrive pas à redresser la barre et jette des regards désespérés à travers le bar, cherchant de la motivation dans les mèches blondes de mon amoureux.
Suite au décès malheureux de mon second cavalier dans un coin de l’échiquier, je décide d'abandonner. Je préfère garder de l’influx nerveux pour mes autres parties. En attendant la suite, je navigue entre les tables à la recherche de parties plus palpitantes que la bouse que je viens de jouer. Toujours pas de Jonathan en vue ; la barmaid que j’interroge peut seulement me dire qu’il a pris plusieurs jours pour des raisons personnelles. C’était prévisible.
Alexis me fait un signe de la main lorsque je me retourne. Voilà qui promet d’être amusant ! Je m’installe à sa table pour suivre sa partie contre Dimitri. Pendant qu’il réinitialise la pendule, j’encourage mon amoureux en frottant le haut de son dos. Il est penché sur les soixante-quatre cases, la tête entre les mains.
Je comprends à son début de partie qu’il était en train de se rappeler des coups du système de Londres. C’est la seule vraie ouverture que je lui ai apprise : l’avantage est qu’il ne faut pas se soucier des premiers coups de l’adversaire. L’égalité de la position est cependant de courte durée.
- Il est beaucoup trop fort pour moi, déplore-t-il en montrant la rangée de pièces déjà capturées par Alexis.
Il se défend du mieux qu’il peut, avec bien plus d’abnégation que moi à l’instant. Je l'observe se masser les tempes en cherchant des solutions acrobatiques aux pressions qui s'accumulent. Son implication me réchauffe le cœur.
A contrario, les défaites et matchs nuls s’enchaînent pour moi. L’espoir de me qualifier pour les phases finales fond comme neige au soleil. Ce n’est pas mon jour. Je perds le fil des matchs et mes pensées se détachent des pièces que je manœuvre sans réussite. Demain, je me présenterai aux locaux de la Stoned Chicken. C’est décidé.
Mon adversaire doit se demander pourquoi manger son pion me déclenche une telle chair de poule. Il ne peut pas savoir dans quelle aventure je m’embarque. Je vais jouer dans la cour des grands ! Il est bien amusant de coder des algorithmes de recommandation pour des films X, mais ça ne fait pas avancer le monde.
Et… si jamais je m’aperçois de trop gros risques, il sera toujours temps de me séparer d’eux et d’enterrer proprement mon passage, non ? En plus, ils ne devraient pas me confier de tâches critiques avant que je fasse mes preuves, d’ici quelques semaines.
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