Chapitre 59

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Écrit en écoutant notamment : Aekhlorią – Stars Can’t Shine

  • Je préfère ce genre d’actions.
  • Nous sommes d’accord. Mais ici, il faut apprendre à laisser tomber son éthique et sa moralité. Tous les moyens sont bons pour parvenir à nos fins. Les hackers gentils, ça n’existe pas, ajoute-t-elle en me fixant plus que de nécessaire.

Elle poursuit ma formation en me demandant, au fur et à mesure, d’installer les outils nécessaires à l’opération en cours, ainsi qu’en me montrant l’architecture du code et des interfaces préparées pour l’occasion. Je suis tellement concentré que mes yeux n’ont pas quitté les quinze pouces de mon écran depuis quarante-cinq minutes.

  • Voilà, tu as le principal. Donc tu as bien compris comment intégrer les fausses pages pour l’attaque ?
  • Oui, je pense.
  • Alors je te laisse avancer.

J’ai déjà fait un peu de développement web, mais j’espère que ma « production » sera à la hauteur de leurs standards. Il faut surtout que je trouve des idées de pages à afficher en lieu et place des traditionnels sites gouvernementaux biélorusses. Un message fort… J’avoue que ma connaissance encore limitée des motivations profondes de la Stoned Chicken ne m’aide pas. Tâchons de faire clair et original à la fois.

Au moins, la machine de guerre qu’on m’a fournie en guise de PC me ravit ; je ne préfère même pas savoir comment ils ont récupéré ces ordinateurs… Ici, c’est tout le contraire du cliché du hacker isolé dans son garage ou dans sa chambre : tout paraît professionnel et organisé.

***

L’après-midi avance à une vitesse folle ! Je ne serai jamais à temps pour rejoindre Dimitri à l’heure prévue, ou alors il faudrait bâcler mon travail… Je lui envoie un message, suivi d’un second, trente minutes plus tard, pour le tenir informé de mon retard. Mon excuse est toute trouvée : il faut bien bosser pour relever la situation du studio, ceci d’autant plus que la probabilité de retour de Daniel tend critiquement vers zéro. J’espère que Dimitri ne m’en voudra pas : ses partiels n'ont lieu que dans dix jours, donc rien de dramatique à passer seulement ce soir, ou même demain. Ceci fait, je me replonge dans mes codes Javascript, HTML et CSS.

Après trois heures de travail acharné, je m’enquiers de l’avis de ma mentore. Je l’ai retrouvée enfoncée dans un canapé, ordi sur les genoux et café à la main, de l’autre côté de l’étage. Ça ressemble à une espèce de salle de pause, mais à la Stoned Chicken, je crois qu’on ne fait pas beaucoup de pauses. Fier de moi, je lui présente le rendu sur mon écran :

  • Et voilà, t’as même la surprise du chef lorsque t’essayes de cliquer sur la croix de la fenêtre !
  • J’aime. J’aime beaucoup. J’aime énormément, lâche-t-elle après un silence intrigant.

Je lui laisse apprécier tous les artifices mis en place pour rendre les défacements encore plus savoureux.

  • En quelques heures, c’est vraiment pas mal. Enfin, on va vérifier l’intégration du code. C’est évidemment la partie la plus critique. Ce serait dommage que tout ce travail ne s’affiche pas correctement.

Elle copie mes fichiers dans l’environnement de test construit pour préparer l’attaque.

  • Normalement, on a bien reproduit le fonctionnement des serveurs ciblés. Mais ce n’est pas infaillible, les sécurités et protocoles sont régulièrement mis à jour.

C’est là que je comprends à quel point mes compétences sont limitées à l'heure actuelle. J’ai à apprendre. Beaucoup, énormément, comme elle disait à l’instant. Sa maîtrise des commandes dans toute une variété de terminaux est effarante. Je me plais à imaginer que dans quelques mois, j’atteindrai son niveau.

« Bon, j’ai quitté Nantes, je vais rejoindre ma mère pour la fin du week-end. »

Le message de Dimitri me laisse planté sur place, comme un con. En même temps, il n'allait pas m'attendre éternellement, surtout en voyant mon retard s'empiler au fur et à mesure de l'après-midi.

En revanche, le ton froid me choque. D’habitude, il ne perd pas la moindre occasion de glisser une remarque grivoise. Je m’empresse de m’excuser et de lui reproposer une date. C’est le moment idéal pour enfin sortir le grand jeu, et appliquer les conseils de ma meilleure amie. Je vais lui concocter une soirée de rêve.

  • T’écris à qui ? demande Annika.

Mais ça ne la regarde pas ! Je lui demande, elle, si son mec lui laisse des messages laconiques ?

Évidemment, je réponds avec plus de retenue :

  • Rien d’important. Je me posais une question : le groupe s’appelle vraiment la Stoned Chicken ?
  • Non non ! éclate-t-elle de rire. Je ne sais même plus qui avait récupéré ces stickers, mais ils sont bien marrants. T’en veux un ?
  • Je sais pas… Désolé, c’était vraiment con.
  • En effet. En réalité, nous sommes issus, de manière lointaine, de Charte 97. Tu devrais te renseigner, c’est un média créé fin 1996 par des journalistes biélorusses, qui promeut la démocratie et la liberté d’opinion dans le pays. En 2010, le fondateur a été assassiné par les services secrets du régime de Loukachenko. Évidemment, rien d’officiel, mais on connaît leurs méthodes. Un an plus tard, leur site a été piraté et toutes leurs archives supprimées. Tu vois donc que notre opération actuelle est donc très symbolique, plus qu’efficace, d’ailleurs.

2010, comme l’année où Daniel a quitté le pays, si je me souviens correctement du discours des flics.

Nous passons l’heure suivante à corriger plusieurs erreurs dans mon code et à améliorer ensemble certaines « fonctionnalités ». Annika m’avait paru froide lors de nos premiers contacts, mais lorsqu’elle se retrouve dans son élément, elle se métamorphose. En fait, je ne suis pas si différent d’elle. Si j’avais été hétéro, j’aurais pu être intéressé.

Nous nous quittons lorsque tout est parfaitement rôdé. Et encore, ce ne sera que pour quelques heures, puisque l’attaque doit être lancée cette nuit. Selon Annika, je pourrai en profiter pour rencontrer plusieurs autres membres du groupe. Si ça se trouve, je retrouverais les deux mecs qui ont « braqué » notre studio.

Elle m'a conseillé de me reposer avant la nuit, puis m’a indiqué le coffre sécurisé dans lequel je dois ranger mon PC d'ici-là. Apparemment, c’est absolument nécessaire, avant que j’acquière suffisamment d’expérience et que je sois formé spécifiquement. Ensuite, je pourrai opérer à distance. De manière générale, moins d'allées et venues, dans cet appartement transformé en QG, garantissent une plus grande discrétion.

Ce n’est qu’en poussant la porte de l’immeuble, en débouchant sur la rue, que je me rends compte de la fatigue générée par cette journée. Ma vue se brouille cinq secondes face au soleil rasant et rougeoyant. Par réflexe, je pose mon casque sur les oreilles, mais j'hésite entre des morceaux épiques ou mélancoliques, si bien qu'après une minute de recherche, c'est le silence qui l'emporte.

J’ai hâte d'y retourner, autant pour participer à la mise en œuvre de l’opération, que pour éviter de penser à Dimitri. J’aurais pu être beaucoup plus diplomate dans mes messages. Je crains qu’il m’en veuille vraiment pour ma négligence.

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