Chapitre 60
Écrit en écoutant notamment : DJ Mad Dog – Drugs, Sex & Power
Je n’ai aucune envie de me retrouver seul chez moi. Je sais d’avance que je m’effondrerai sur mon lit en me torturant de questions sans réponses. Alors, mes pas me guident vers la rue de la Confrérie du Blitz. Je n’ai qu’à y retourner une heures ou deux, avant le lancement des opérations annoncé par Annika. Tout à l’heure, j’ai hésité à lui évoquer la visite de la police au studio. Cependant, je me suis ravisé en me rappelant que, même si elle reste pour l’instant évasive sur le sort de Daniel, la hiérarchie de la Stoned Chicken doit être bien plus informée que moi. Cela m’évitera aussi d’être considéré comme un danger potentiel, qui pourrait divulguer des informations sensibles, possiblement sans le faire exprès.
Je jette un regard à travers la devanture de mon bar d’échecs favori. Toujours pas de Jonathan à l’horizon… Déprimé, je pivote vers l’enseigne du Gay’pard, beaucoup plus colorée et tape-à-l’œil. Tout d’un coup, elle m’attire plus que l’austérité des rangées d’échiquiers et que la rigueur immuable des règles de ce jeu millénaire.
Je balaie mes craintes et pousse la porte d’un geste franc. En fait, la décision de Dimitri de me laisser tomber pour la fin du week-end m’a tellement déçu que je serais très surpris d’y vivre une mauvaise expérience. Je me souviens vaguement des conseils de Kenzo pour faire face aux tentatives de drague, sans être certain de pouvoir, ni de vouloir les appliquer lorsqu’il le faudra.
Tout va bien, personne ne fixe son regard sur moi. Je m’installe directement sur le tabouret de comptoir restant, pose mes coudes sur le bois et commande une pinte. Le serveur acquiesce sans me regarder, occupé à préparer les commandes d’autres clients. C’est sûrement normal vu que je ne suis pas encore un habitué du bar. Je me tourne vers le côté ouvert de la salle principale. Est-ce qu’un des mecs me ferait envie ? J’élimine instinctivement ceux qui ont au moins cinq ans de plus que moi pour me concentrer sur les rares gars restants. Tiens, ce brun seul là-bas, qui a l’air moins extravagant que les autres… pourquoi ne pas aller engager la conversation ? Il a l’air de plus me ressembler.
Alors que je m’approche doucement, afin de ne pas l’effrayer, un blouson familier déposé à une table voisine m’interpelle. Attends… Mais c’est celui de Kenzo ! J’ai à peine le temps d’intégrer l’information que je le vois apparaître de l’autre côté de la salle. Un homme d’une quarantaine d’années, aux traits saillants mais encore plutôt bien foutu, suit ses pas et se permet de passer une main sur ses fesses. Mon collègue acteur se retourne, le visage enjoué, et se laisse embrasser chastement. Alerte ! Code red ! Il me reste exactement trois secondes pour déguerpir avant qu’il ne me repère.
J’attrape ma veste et file en me cognant contre un coin de table. Un verre se brise derrière moi, mais je poursuis ma fuite. Je ne me relâche qu’après avoir franchi l’angle de la rue. Sans le vouloir, Kenzo m’a de nouveau sauvé d’une grosse bêtise. Et le serveur va se demander où je suis passé…
Dimitri - IX
Le lendemain soir
Dimitri achève de mettre la table devant la télévision. Le journal de vingt heures est sur le point de commencer ; pour sa mère, c’est un rendez-vous quotidien immanquable. Et toujours sur France 2, c’est le seul qui vaille le coup, selon elle.
- Comment s’est passée la dernière visite médicale ? demande-t-il.
- Bien… bien… Je devrais avoir les résultats de l’analyse hématologique sous peu.
- Cool, ça avance ! Tu…
- Attends ! le coupe-t-elle alors que les titres principaux sont évoqués.
Dimitri attend religieusement que le présentateur ait fini son monologue.
- Tu disais ? lance sa mère.
- Euh… j’ai oublié.
Les sujets sur les inondations, la courbe du chômage et les grèves dans l'éducation nationale s’enchaînent pendant un quart d’heure sans la moindre nouvelle positive. Le métier de journaliste doit être psychologiquement épuisant.
- Désolé de casser encore plus l’ambiance, mais… c’est bizarre, j’ai l’impression que tu redoutes l’arrivée de l’opération, alors qu’on l’attend depuis tellement longtemps.
- Ce n’est pas exactement ça, dit-elle une minute plus tard. Pour dire la vérité… j’ai peur qu’on prenne ma place. Imagine s’ils trouvent un jeune de vingt ans, comme toi… ils me laisseront tomber.
- C’est impossible ! Tu as eu le feu vert, ils ne peuvent plus faire marche arrière !
- Peut-être… c’est sûrement irrationnel.
- Tous les tests sont bons, jusqu’à présent, hein ?
- Oui, mais ce n’est pas encore fini.
Elle change de sujet tout en le resservant copieusement de nouilles sautées :
- Et alors, Martial ? Je suis surprise que tu ne m’aies pas encore parlé de lui.
- Je ne suis pas certain que tu le revoies bientôt.
- Comment ça ? Il a fait quelque chose de mal ?
- Non… Mais je ne sais pas si ça marchera. On est peut-être trop différents.
La voix de Dimitri s’est subitement cassée sur la fin de la phrase. En fait, il n’arrive pas à savoir s’il lui plaît vraiment. Martial se montre tellement passif, il est si difficile de déchiffrer ses regards tantôt désirants, tantôt fuyants ! De la timidité, c’est certain, mais pas seulement. Parfois, on dirait qu’il se force à lui faire des compliments. De son propre aveu, c’est la première fois qu'il se lance dans une véritable « relation », et il doute de l’authenticité de ses mots. Il lui a toujours dit qu’il valait plus que son statut d’acteur, mais est-ce si sincère ? De son côté, Dimitri a le sentiment de lui imposer ses envies sexuelles. Peut-être même que son propre plaisir est malsain, car conditionné par son rôle d’initiateur.
Sa mère l’observe depuis une minute, perdu dans ses doutes, tel un aventurier arpentant un labyrinthe sombre et froid. Malgré ses problèmes de santé, elle se soucie encore plus de son bien-être à lui…
Elle monte cependant le volume de la télévision à cet instant précis.
- Et pour clôturer ce journal, cette information insolite qui nous vient de Biélorussie, où de nombreux sites gouvernementaux ont subi d’importantes perturbations. À partir de cette nuit, quatre heures, ceux-ci ont revêtu l’apparence de plateformes de vidéos pornographiques, montrant des relations sexuelles entre hommes. Cette situation insolite a généré un pic de trafic internet dans la matinée, avant de se rétablir quelques heures plus tard. Même si des messages politiques, dénonçant la répression de l’opposition politique dans le pays, ont accompagné cette action, l’opération n’a pas été revendiquée. Le porte-parole du président Loukachenko a dénoncé les faits comme « dégoûtants, étant l’œuvre de dépravés occidentaux ». Merci à tous nos téléspectateurs de nous suivre, tout de suite la météo, puis votre film du soir.
- Eh ben, je ne sais pas qui est derrière ça, mais je les félicite ! lance sa mère. Qu’ils se la foutent au cul, leur décadence occidentale ! Mon fils est gay, et il est parfait ! Loukachenko, démission ! Loukachenko… Explosion ! hurle-t-elle en imitant la gilet jaune la plus célèbre de France.
- Je dois avouer que souvent, on ne se rend pas compte de la chance qu’on a de vivre en France, dit Dimitri en restant beaucoup plus mesuré.
Il pourrait parler de cette histoire à Martial. Ça l’amusera sûrement, vu qu’il adore l’informatique. Enfin, ce sera pour plus tard dans la semaine ; désormais, il doit se mettre sérieusement à ses cours de socio s’il ne veut pas compromettre ses chances de valider son année.
Franchement, ça devrait le faire. C’est seulement maintenant qu’il se rend compte que même si le tout était bien payé, les tournages et le chat privé occupaient une grande partie de ses semaines.
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