Chapitre 61
Écrit en écoutant notamment : Phaxe – The Quest
Mardi soir, 18h.
Putain, j’avais tout prévu ! Dimitri, tu fais chier !
« Je dois accompagner ma mère pour un rendez-vous médical. »
C’est tellement moche de prévenir une heure avant par message, alors qu’il avait accepté mon invitation ! Évidemment, je ne vais pas profiter seul de tout mon programme, et encore moins proposer à quelqu’un d’autre de m’accompagner. Tout était millimétré, j’avais scrupuleusement suivi les conseils de Sarah pour préparer cette soirée et me rattraper de mon faux plan de samedi.
Je suis pétri de honte à l’idée d’appeler le restaurant pour décommander. Au pire, je n’ai qu’à les laisser en plan… Pour le théâtre d’improvisation, les places ne m’ont pas coûté une fortune, mais je m’en fiche royalement, c’était Dimitri que je voulais. Était-ce vraiment si grave de reporter la séance de révisions prévues avec lui ? On dirait presque qu’il se venge. Je balance à travers la pièce la belle chemise que j’avais sélectionnée pour lui plaire.
J’essaye de trouver du réconfort dans les pages de mon livre d’échecs préféré. Pour la dixième fois, je relis l’analyse des parties de Garry Kasparov, roi absolu de son époque, contre l’ordinateur Deep Blue, en 1997. C’était la première fois que la machine surpassait l’homme dans ce jeu. L’opinion publique croyait fermement que les échecs resteraient inaccessibles à une forme d’intelligence non-humaine, et Kasparov lui-même avait accusé les ingénieurs d’IBM d’avoir sollicité un avis humain, tant certains coups l’avaient dérouté. Il voyait la machine comme froide et mécanique, dénuée de tout sens créatif.
Dimitri en est l’exact opposé… je ne comprends pas son revirement ; il est trop imprévisible pour moi. Je ne peux pas être le seul responsable.
Dans un soupir, je referme mon ouvrage et le repose sur son étagère dédiée. En fait, j’ai besoin de m’assurer que mes vraies passions, ma véritable identité, finalement, subsistent toujours. Au contraire, avoir un gars dans sa vie est un plaisir tellement volatil… il peut disparaître d’un claquement de doigts, pour des raisons aussi mystérieuses que complexes. Comme aux échecs, il faut savoir bâtir des fondations solides, et encore, la moindre imprécision peut évoluer en réelles difficultés sans qu’on puisse en mettre les mécanismes à jour.
***
La nuit est déjà tombée depuis plusieurs heures lorsque je me mets en route vers le QG de la Stoned Chicken. Une pluie glacée pétrifie la ville ; on dirait même que de fins flocons se mêlent à la danse. À ma droite, l’enseigne verte d’une pharmacie affiche seulement un degré.
En retrouvant Annika dans les locaux, je m’attendais à des félicitations méritées, mais apparemment, nous n’avons pas tellement le temps de nous reposer sur nos lauriers. Elle est déjà à fond sur un nouveau projet. On nous a seulement fourni un rapport préliminaire donnant quelques chiffres sur l’impact de l’opération. Il n’empêche que je n’aurais jamais cru qu’une action à laquelle j'ai participé soit relayée par des journaux nationaux ! Je n’ai pas de honte à le penser, c’est nettement plus grisant que ma relation avec Dimitri. En plus, en code, je suis certain de progresser sans prendre un retour de bâton à n’importe quel moment.
Je me décide enfin à aborder le sujet qui me brûle les lèvres depuis plusieurs jours :
- Au fait, t'as des infos sur ce que devient Daniel Alekhine ? J’avoue qu’on ne m’a pas dit grand-chose.
- Non, pas vraiment, répond-elle sans quitter son écran des yeux.
Quel enthousiasme… J’ai la bizarre impression que rien n’est fait pour tenter de le ramener en France. Pourtant, il avait l’air de jouer un rôle crucial dans l’organisation, d’autant plus s’il a quitté la Biélorussie il y a une décennie.
À ce rythme-là, la police serait encore plus efficace pour retrouver sa trace. Annika comprend mon désarroi au fait que je n’aie pas bougé d’un millimètre. Elle consent à se lever et croise les mains devant son buste.
- Je ne peux rien faire personnellement, c’est notre hiérarchie qui décide, s’explique-t-elle.
- Je comprends.
- Aussi, c’est normal qu’on ait seulement accès aux informations qui nous concernent directement. Néanmoins, pour calmer ta curiosité, je veux bien te donner quelques éléments.
- Je t’écoute.
- À une condition.
- Soit… vas-y.
- Que tu acceptes mon invitation pour une sortie jeudi soir.
- Euh…
- À toi de voir. Tiens, une première avance : ton ancien boss au studio, il a fui son pays en 2011. Notre groupe existait déjà à cette époque, à laquelle la répression de l’opposition était particulièrement sanglante. Il jouait un rôle clé depuis Minsk avant d'être « transféré ». T’auras le reste des détails jeudi… si tout se passe bien.
Merci, je savais déjà la moitié grâce aux flics… Je force ma surprise et lui empoigne la main pour sceller l’accord. Dans les quinze secondes qui suivent, nous reprenons le travail avec le plus grand sérieux. Tant mieux, car un mec vient d’entrer dans le bureau et je ne suis pas persuadé que les relations trop personnelles soient vues d’un bon œil.
***
Trois heures trente du matin.
Finalement, je n’ai pas réchappé à la fameuse « mission des nouveaux arrivants ». J’ai passé tout le début de la nuit à travailler à l’amélioration des procédures de minage de cryptomonnaie. D’après ce qu’on m’a dit, la technique, introduite récemment, est déjà très rentable pour financer le groupe. Par contre, les processus sont encore rustiques et mériteraient d’être optimisés pour plus de discrétion. Je suis au moins ravi de constater que la Stoned Chicken respecte une certaine éthique, en ciblant des grosses entreprises au lieu de pauvres particuliers qui n’ont rien demandé. J’approuve le principe du petit qui s’attaque au gros.
Une des parties les plus intéressantes est le transfert des cryptomonnaies sur les portefeuilles numériques de notre organisation. Je suis relativement étonné d’avoir déjà tous ces accès, mais on dirait qu’on me fait confiance ! Mon corps a vraiment besoin de sommeil, mais le sujet est tellement passionnant que je ne cesse de repousser, demi-heure après demi-heure, l’heure limite que je me fixe. Désormais, je suis définitivement le dernier à l’étage ; il n’y a plus que le doux ronronnement du ventilateur de mon PC pour me tenir compagnie.
En guise de pause, j’attrape une feuille de papier et me mets à griffonner mes sentiments pour Dimitri. Je suis terriblement frustré de ne pas pouvoir les incarner comme je le voudrais ! Un décalage persiste, comme ce serait le cas pour une clé qui bloque sur la dernière encoche de la serrure. Je suis certain qu'il le ressent d'une manière similaire.
En relisant mes premières phrases, je m’aperçois qu’elles n’ont aucun sens : je passe mon temps à me contredire dans mes tentatives d'explications. Je devrais agir réellement, au lieu de chercher des mots introuvables, mais comment faire ? Je cogne la paume de ma main contre mon front et reprends mon travail après avoir réduit en miettes la page à moitié noircie. Je fais défiler l’onglet consignant les transactions effectuées sur nos différents portefeuilles. En effet, l’organisation semble assez anarchique par moment ! D’ailleurs, un élément me perturbe : en faisant quelques statistiques, j’observe que certains transferts d’argent sont arrivés avant d’être partis. Je cligne plusieurs fois des yeux pour m’assurer que la fatigue ne me fait pas délirer, mais quelques lignes de code supplémentaires me démontrent même qu’ils sont dirigés vers deux uniques destinations.
J’aurais pensé avoir plus de détails en consultant les détails des transactions, mais il semble qu’un protocole particulier ait été utilisé, car je ne retrouve pas le même type d’informations qu’ailleurs. Tout est beaucoup plus succinct. En plus, les deux portefeuilles concernés ont respectivement été créés il y a onze et huit mois, et il y a eu très peu d'activité dessus, hormis un pic il y a quelques semaines. Je ne saurais encore dire quoi, mais quelque chose n'est pas net dans cette histoire.
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