Chapitre 62
Écrit en écoutant notamment : Remzcore x M'Dezoen – Kingz
Jeudi matin.
- Tu sais quelle heure il est ? me lance Raquel lorsque j’arrive au studio.
- Dix heures quarante-cinq ! annoncé-je en sortant mon téléphone.
Son regard s’assombrit brusquement et son poing se serre. Elle se redresse tel un boxeur qui quitte son siège pour un prochain round. Oui, j'ai compris... Mais il faut bien que je dorme un minimum après mes nuits de travail...
- Tu te rends compte ? La semaine passée, tu m’implorais de ne pas baisser les bras. Et maintenant, tu te tapes des grasses mat’ pendant que je me démène !
- Ça va, la situation n’est plus si merdique que ça…
- Putain, j’y crois pas. T’arrives encore à trouver des excuses.
- Désolé. Je vais faire de mon mieux…
- Moi aussi, je suis désolée, ânonne-t-elle pour me narguer.
Elle est en train de remballer ses affaires en triple vitesse.
- J’aurais dû me casser bien plus tôt. C’est fini ! Au revoir !
Ma sidération me fige pendant dix secondes et m’oblige à un sprint pour la rattraper. Je lui saisis le bras alors qu’elle est déjà sur le palier.
- Mais qu’est-ce que tu me veux ? Lâche-moi ! s'indigne-t-elle.
- On a besoin de toi. Je peux t’expliquer.
- Toi, tu as besoin de moi. T’inquiète pas pour nos modèles, soit ils se mettront à leur compte, soit ils trouveront un autre studio qui exploitera leur cul. Tout ça pour exciter des mecs derrière leur écran !
- Attends, mais tu délires complètement ! Il y a encore quelques jours, tu répétais que t'étais dans ton élément lors des tournages.
- Eh bah, j’ai changé d’avis ! On fait de l'argent en rendant les gens abrutis ! Cette industrie est pourrie ! Merde !
- Voilà, c’est ça qu’on aime, le bon esprit zadiste et antisystème de merde, dis-je avec le maximum de sarcasme.
C’est d’autant plus hypocrite que la Stoned Chicken n’est pas très différente dans son mode de fonctionnement et ses principes. Raquel se détache de moi d’un geste sec, mais attend sur place pour une raison inconnue. Ses yeux s’embuent.
- J’ai l’impression de revoir Daniel, lors de ces derniers mois. Aucune idée de ce qu’il se passe, mais je ne te reconnais plus. Bonne chance pour la suite.
Je reste sans réponse, en forçant un visage froid jusqu’à ce qu’elle se résolve à descendre les escaliers. Il n’est pas impossible qu’elle vienne s’excuser demain.
***
Comme prévu, je rejoins Annika à l’adresse qu’elle a choisie pour notre « rendez-vous ». Cette fois-ci, je quitte ma rue favorite, celle où la Confrérie du Blitz et le Gay’pard se regardent en chiens de faïence.
Un hasard étonnant nous fait arriver au même moment, par des directions opposées. Elle est vraiment à l’heure et porte une tenue bien plus soignée que lors de nos séances de travail en commun à la Stoned Chicken. Je ne rêve pas, on dirait qu’elle compte réellement me draguer. Je n’osais pas le croire.
Même si je n'ai pas affiché explicitement mes préférences, elle doit se douter que mon choix d’afficher du contenu gay lors de l’opération du week-end n’était pas innocent. Je ne vais pas me précipiter, au risque de la vexer, mais je resterai sur mes gardes… Serais-je capable d’accepter ses avances pour récupérer ses infos sur Daniel ? Le dilemme serait coriace.
Évidemment, je ne vais pas lui tendre la main comme je le ferais un mec. J’accepte son étreinte, même si elle me paraît bien longue après s’être quittés seulement quelques heures. Je sens son parfum, agréable, mais aussi ses seins collés contre mon torse, moins agréable et même gênant. J’ai l’impression d’être le centre de l’attention alors que les badauds se fichent royalement de notre présence.
Elle inverse les principes classiques de galanterie en allant commander pour moi pendant que je m’assois à une table. Vues de dos, ses formes plairaient à bon nombre de garçons ; quant à moi, il faut que j'arrête d’imaginer des scénarios nous impliquant nus tous les deux, sinon je me sentirai mal. Je suis passablement rassuré lorsque nous commençons à discuter de nos parcours d’étudiants. Comme moi, elle a un travail « de jour » dans l’informatique. J’embraye à fond sur le sujet afin de repousser le plus loin possible toute tentative de flirt.
- Mais du coup, tu n’es plus intéressé par le sort de Daniel ? demande-t-elle soudainement alors que je détaillais mes projets persos d’informatique.
- Si, évidemment ! Mais on a le temps, n’est-ce pas ? Je trouve qu’on passe un moment sympa, pour l’instant.
- Moi aussi ! Et comme tu le dis, pas de travail ce soir ni cette nuit, donc…
Son intonation a changé sur la fin de sa phrase. Sa drague est carrément directe, en fait. Cela ressemble à une attitude de mecs gays… enfin quand ils s’embêtent à passer par la case bar avant de se mettre dans un lit.
- N’empêche, la mission qu’il a acceptée était vraiment casse-gueule, dit-elle. J’ai encore du mal à tout comprendre. Enfin, je te raconterai tout ça après ; termine d'abord sur ton projet de réseaux de neurones, c’est super intéressant ! J’adore comment tu me l’expliques.
C’est bien la première fois qu’on me dit ça. Enfin, elle préfère clairement ma voix, éventuellement mon apparence, au fond de mon discours. Il faudra être malin pour lui soutirer ses informations sans renier ma dignité. Avec de la chance, j'aurai de quoi poursuivre mon enquête, de quoi faire un lien avec les étranges comptes que j'ai découverts.
- Tu veux continuer la discussion chez moi ? finit-elle par demander lorsque mes explications touchent à leur fin. Au moins, personne ne nous écoutera.
***
- J’ai le même ! m’écrié-je en attrapant un des livres de son étagère.
The Hundred-Page Machine Learning Book d’Andriy Burkov, une véritable référence dans le milieu. Annika prête à peine attention à ma remarque. Elle est occupée à fouiller dans une de ses armoires.
- Je te propose une séance de méditation, enfin si ça t’intéresse.
- Pourquoi pas. J’ai pas mal de boulot et de soucis en ce moment, ça me détendra sûrement. Je t'avoue que c'est une première pour moi. Je connais plus ou moins quelques mouvements de yoga, mais c'est très différent, non ?
- Assez. Ici, on essaie d'aller plus loin dans la maîtrise de son esprit. Ne t’inquiète pas, je suis là pour te guider.
- Allons-y, alors.
Nous nous asseyons face à face, à deux mètres de distance, sur des coussins carrés disposés à même le sol.
- Ferme les yeux et ressens les ondes primordiales traverser ton corps.
D’accord, elle est en train de passer en mode chamane… Je suppose que le champ lexical ésotérique fait partie du folklore. Une note cristalline, née au creux du bol tibétain déposé devant ses genoux, résonne de longues secondes. Je me concentre sur les battements successifs du son jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent dans un bourdonnement aigu.
- Nous avons joué un Do. Il active le chakra racine, au niveau du périnée. Désormais, nos corps sont prêts.
Une discrète odeur d’encens atteint mes narines, puis se renforce agréablement. Par contre, je ne sais pas comment je suis censé ouvrir mes chakras alors que mon coccyx s'enfonce dans le sol. Je me tortille sur le coussin pour trouver de meilleures positions.
- Concentre-toi sur ta respiration. Essaye de ressentir le passage de l’air, de ton nez jusqu’au plus profond de ton ventre. Aide-toi des senteurs présentes.
Annotations
Versions