Chapitre 65

7 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Pawlowski – Mystical Emotions

Je verrouille immédiatement mon téléphone et m’assure que personne n’a pu observer mon écran à l’instant.

Il n’empêche que je n’étais pas fou ! Le « syndrome du hacker débutant », mon œil ! Je pourrai faire le fier devant Annika, mais d’un autre côté, ces transactions vers le Panama sont très inquiétantes pour l’intégrité de notre groupe. Je ne serais pas étonné que le choix de ce paradis fiscal soit une manière de brouiller les pistes, mais dans quel but final ?

Jonathan arrive vers nous trente secondes plus tard. Il déplace une chaise et s’assied à notre hauteur, les mains croisées entre ses cuisses.

  • Kenzo, c’est bien la première fois que je te vois ici. Tu t’es mis à jouer ?
  • Pas vraiment ! Mais Martial apprécie, donc je l’accompagne. Je préfère mater certains gars du bar plutôt que le roi de mon adversaire.
  • Quel jeu de mots de connaisseur ! s'écrie Jonathan.

Il esquisse un début de sourire complètement forcé. En y regardant de plus près, il a clairement maigri ; même s’il était déjà plutôt mince, sa mâchoire et ses joues saillent nettement plus que dans mon souvenir. Aussi, depuis que nous sommes arrivés, je ne l’ai guère vu s’aventurer hors de la réserve du bar. D’habitude, il court dans tous les sens pour satisfaire au mieux ses clients.

Le contraste avec Kenzo est saisissant. Ça fait cinq minutes que mon ami frotte ses pièces avec une sensualité dérangeante, comme s’il avait autre chose qu’un cavalier ou un fou entre les mains. Je suis certain que les fesses de notre jeune serveur, magnifiées par son pantalon de service noir, l’intéressent plus que les règles du jeu. Il faut dire que c’est le seul employé du bar à être habillé de manière « classique » ; en outre, sa coiffure bien rangée et ses gestes précis démontrent un style soigné.

Jonathan pose son téléphone sur la table et tapote nerveusement notre échiquier en regardant à gauche, puis à droite. Il attrape ensuite une serviette chiffonnée sur un plateau de service et s’essuie le front. On dirait qu’il peine à trouver ses mots.

Enfin, il se courbe vers nous afin d’utiliser les conversations alentour comme barrière sonore.

  • Déjà, désolé de ne pas vous avoir prévenus du début de l’enquête sur la disparition de Dan... Enfin, vous m'avez compris. La visite des flics a dû vous surprendre.
  • Pour ma part, ça va, mais Raquel n’a pas du tout supporté. Elle a claqué la porte du studio hier matin et je ne pense plus la revoir.
  • Aussi désolé pour ça. Je ne devrais pas vous raconter ce qui va suivre… mais c’est trop dur de tout garder pour moi. Il me manque atrocement.

Kenzo et moi scrutons chacune de ses inspirations en attendant qu’il se lance.

  • La police a pu localiser la dernière position de Daniel dans la région de Minsk grâce à son téléphone, dit Jonathan d'une seule traite.

Jusque-là, tout est cohérent avec les infos de la Stoned Chicken et la mission de Daniel dans le pays. Je m’inspire des réactions de Kenzo pour feindre au mieux mon étonnement.

  • Chez nous, ils ont aussi découvert des fragments de documents suspects sur une clé USB. Selon eux, des activités possiblement en lien avec sa disparition, mais ils bloquent. Il leur faut une expertise informatique. Encore et toujours attendre, des semaines et des semaines… ça me déprime.
  • Mais tu n’as rien remarqué, ces derniers temps ? demande Kenzo.
  • Non. Il était occupé en permanence, mais très doué pour me rassurer en toutes circonstances. Enfin, non... c'est même plus grave que ça. Je me rends compte que je ne voulais pas savoir... Voilà ce qui arrive quand on est trop amoureux, même dix ans après.

Je sens mes intestins se nouer comme une boule de serpents. La police n’est pas si loin de remonter la piste de la Stoned Chicken.

***

Dimitri - X

Le lendemain.

Dimitri fend le vent nantais. Sous ses pieds, le bitume possède la douceur d’une plage de sable fin. Une douce pression dans son sternum le masse et le détend au lieu de l’oppresser. Il aurait envie que le retour depuis la fac dure encore une éternité ! Il a même suivi assidûment le cours de stats jusqu’à l’ultime diapositive, uniquement pour le plaisir de retarder encore l’expression de sa joie.

Tous les tests médicaux de sa mère se sont révélés positifs et la date de l’opération a été fixée pour le début de l’année prochaine, dans tout juste deux mois. Elle-même était choquée par la nouvelle et ne parvenait pas à réaliser sa chance. Elle ressemblait à ces sportifs qui viennent de remporter une médaille d’or et qui n’arrivent pas à traduire leurs émotions devant un micro.

En arrivant devant sa rue, Dimitri se rend compte qu’il n’a même pas sorti son téléphone de tout le trajet ; c’est suffisamment rare pour être signalé. Tiens, Martial lui a envoyé un énième pavé… Sauf qu’en l’ouvrant, ce dernier ne ressemble en rien aux précédents.

Il veut le présenter à ses parents ! Il veut le faire !

Décidément, ce mec est complètement imprévisible… Son cœur, déjà gonflé de soulagement et d’espoir, risque de se briser en milliers d’éclats euphoriques. Il esquive au dernier moment un cycliste dont il barrait la route, et qui fait retentir frénétiquement sa sonnette pour lui signifier son imprudence. Heureusement, son appartement n’est plus loin ; il ne devrait plus rien lui arriver, à moins de se casser la gueule dans sa salle de bain !

***

Dimitri relit le message pour la dixième fois en s’arrêtant sur chaque mot. Il se tient derrière sa porte et n’a toujours ôté ni sa veste, ni ses baskets. L’effort de Martial est tellement louable, mais leur lien reste plus précaire que jamais. En plus, si ses parents sont réellement mal à l’aise avec les préférences sexuelles de leur fils, il ne voudrait pas compromettre toute chance à l’issue d’une soirée ratée. Sa réponse mérite d’être mûrement réfléchie.

Au moment d'enfin ranger ses clés, une enveloppe immaculée, déposée sur la table de son séjour, retient son attention : pas le moindre pli témoignant d’un passage entre les mains de la Poste. Ses bords sont parfaitement parallèles aux arrêtes de la table.

Dimitri décolle prudemment le rabat du rectangle blanc. L’enveloppe ne contient qu’un simple billet au liseré doré. Un faire-part à première vue, d’autant plus que la police de texte est léchée, toute en ligatures et en ornements.

« Cher Dimitri,

Nous connaissons bien votre lien avec M. Martial Bordereau. Ce dernier s’est engagé dans une voie imprudente, et nous vous saurions gré de l’inciter à cesser ses recherches personnelles et à garder le silence. Il serait regrettable de devoir employer des moyens plus conséquents à son encontre, ou bien à la vôtre. Agissez efficacement, sans impliquer d’éléments tiers. Nous pouvons revenir à tout moment.

Veuillez accepter nos salutations distinguées. »

Le billet glisse de ses doigts et choit au sol après plusieurs oscillations silencieuses. Mécaniquement, Dimitri fait plusieurs tours sur lui-même pour chercher l’auteur de la lettre. Une vive chaleur lui brûle les joues et le front. Il se presse vers la salle de bain et s’asperge le visage après avoir tourné le robinet complètement à droite, sur le plus froid. En plus de le menacer directement, des inconnus se sont introduits chez lui sans aucune difficulté, sans la moindre trace d’effraction. Il court inspecter l’extérieur de sa serrure, comme s’il pouvait y repérer des traces de crochetage.

Mais surtout, quel lien avec Martial ? Il ne sait même pas ce qu’on peut lui reprocher ! De quelles activités est-il question ? Martial n’est vraiment pas le genre de mec à chercher des problèmes. Et d’abord, comment ces gens-là ont-ils fait le lien avec lui ? Presque personne n’est au courant de leur « relation », si on peut l’appeler comme ça.

Il est en train d'enchaîner les allers-retours entre la porte d’entrée et la grande fenêtre de son studio, sans but précis. Il ne faudrait pas céder à la panique, mais chaque minute qui passe, sans réponse de Martial, le ronge de plus en plus. Il ne tiendra pas jusqu’à demain... ni même quelques heures, en fait. Doit-il barricader sa porte d’entrée avec des meubles ? Il hésite en même temps entre descendre ses volets ou bien guetter les allées et venues dans la rue, afin de repérer la moindre personne suspecte.

***

Il lui a fallu vingt minutes pour se rendre compte que son appartement lui fait peur. C’est une cible beaucoup trop facile. Il faut partir, n’importe où, mais partir. Il jette pêle-mêle des vêtements, son ordinateur et des affaires de toilette dans un grand sac à dos. Il dévale les escaliers, claque la porte de l’immeuble et ne s’arrête qu’après un bon kilomètre de marche. Ici, personne ne le retrouvera.

Peut-être s’agit-il seulement d’une mauvaise blague ? pense-t-il en reprenant son souffle en haut d’une rue en pente.

Dans le pire des cas, le commissariat le plus proche n’est qu’à deux rues d’ici… mais l’idiot qu’il est a oublié d’emmener avec lui ce fameux courrier ! Les flics lui riront au nez s’il n’a même pas cet élément. Même avec, ils ne le prendraient pas au sérieux… Il faudrait aussi que cet imbécile de Martial daigne sortir son téléphone.

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