Chapitre 67

7 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : El Desperado – Threat

Je me renferme dans mes pensées. L’envie d’aller voir Annika tout à l’heure m’est passée d’un coup.

  • Donc, quand est-ce qu’on voit les flics ? s’enquiert Dimitri.
  • C’est vraiment nécessaire, à ton avis ? Si j’arrête tout maintenant, il n’y a plus de raison qu’on nous embête.
  • Mais putain ! s’emporte-t-il alors que je le pensais calmé par mes explications. Assume tes responsabilités ! On ne va pas continuer à vivre avec une épée de Damoclès ! Et ta collègue ne risque pas d’abandonner toute seule les « recherches ». Qui sait ce qui nous tombera dessus la prochaine fois ?
  • Mais je te jure que ça ira…
  • Non, ça n'ira pas ! Et si tu disparais d’un jour à l’autre, ta « Stoned Chicken » te soupçonnera immédiatement de les avoir trahis. Maintenant, tu arrêtes de trouver des excuses. Pourquoi tu t’obstines comme ça ? La police t’effraye plus que ces gens-là ?
  • J’ai possiblement un ou deux trucs à me reprocher… avoué-je tout bas en pensant à nos moyens de financement totalement illégaux.

Le lendemain matin.

Nous quittons mon appartement avant même que le jour soit levé. À nous deux, nous ne cumulons même pas une nuit de sommeil médiocre.

Avec de la chance, nous ne devrons pas attendre des heures avant de pouvoir être entendus. En plus, il nous faut d’abord repasser chez Dimitri pour récupérer la pièce à conviction. Il a finalement réussi à me convaincre ; je ne pouvais plus me dérober à sa série d'arguments complètement rationnels.

***

La ville a revêtu un habit de brouillard des plus lugubres. Le long de la Loire, des branches squelettiques plongent, emmêlées les unes dans les autres, dans les clapotis qui grattent les rives.

  • Attends ! s’écrie Dimitri. Regarde derrière, là-bas !

Il me pointe la direction du doigt, mais je ne vois qu’une succession de pavés mouillés qui tournent à la perpendiculaire au fond de la rue.

  • Il y a un type qui vient de faire demi-tour quand je me suis retourné !
  • Mais encore ?
  • T’as pas compris ? On est suivis ! Ils continuent à nous surveiller.
  • Je suis sûr que c’était une simple coïncidence. Ou peut-être que t’as mal vu, dans la nuit.
  • Arrête de toujours remettre mes paroles en cause ! Je ne suis pas encore sénile, ni aveugle.
  • Non, je ne veux pas dire ça... Mais faisons la part des choses : statistiquement parlant, c’est super improbable qu’on nous file.
  • Statistiquement… répète Dimitri. Parfois, je me demande si tes émotions sont réelles. Ou si ce sont uniquement des fac-similés qui sortent de je-ne-sais-quels rouages. En fait, c’est pour ça que tu arrives à prendre la situation à la légère.
  • Ce n’est pas vrai du tout.
  • Si j’avais le même don, je pourrais réviser mes rattrapages en même temps que tout ce bordel.

***

Je pousse la porte du commissariat de police avec fermeté, pour me donner l’illusion que je maîtrise la situation. En réalité, je suis terrifié à l’idée de leur parler de mon implication au sein de la Stoned Chicken, et d’avouer avoir volontairement entravé l’enquête sur Daniel. Il faut surtout montrer à Dimitri que la situation est surmontable et que s’affoler est inutile. Si je ne me suis pas trompé, c’est bien ici que sont basés les flics qui m’ont interrogé une première fois au studio. J’ai retrouvé leur nom sur la convocation.

Nous devons patienter deux longues minutes dans le sas d'entrée avant qu’une interlocutrice ne se présente, protégée par une vitre.

  • Nous venons tous les deux signaler des menaces physiques à notre encontre, dis-je d'une voix claire. Nous pourrions aussi avoir une idée de leur provenance.

L’agente se masse les yeux comme si le début de matinée avait déjà siphonné toute son énergie. Elle vide son gobelet de café et pianote une minute devant son écran d’ordinateur.

  • Un de nos agent vous prendra en charge avant midi, finit-elle par répondre. Vous pourrez patienter à l’accueil. Vous savez que vous devrez rédiger une déclaration ? Prenez déjà le temps d’y réfléchir, dit-elle en me tendant une fiche récapitulative.
  • Excusez-moi, mais serait-il possible de rencontrer M. Gerber et sa collègue directement ? demandé-je.
  • Messieurs, nous ne sommes pas dans un salon de coiffure. Vous verrez bien selon les disponibilités des uns et des autres. Nous sommes déjà débordés.
  • Mais…
  • Allez, soyez satisfaits que nous fassions notre possible pour vous prendre aujourd’hui.

Alors qu’il se tenait sagement derrière moi, Dimitri me donne un coup de coude pour s’imposer devant le trou de parole du plexiglas.

  • Attendez. De toute façon, l’affaire sera aussitôt reprise par ces gens-là. Et mon… ami, ici présent, détient des informations qui intéresseront beaucoup l’inspecteur. Par rapport à l’affaire Daniel Alekhine, glisse-t-il.

Et là, un miracle s’opère devant mes yeux. L’agente de l’accueil sort son portable, le colle à son oreille après une moue résignée, et disparaît dans les bureaux en nous signifiant qu’elle reviendra rapidement.

  • Comment t’as réussi ça ? chuchoté-je à Dimitri.
  • Juste du pragmatisme... et un clin d'œil bien placé. La recette est simple.

***


  • Martial Bordereau ! Comme on se retrouve ! lance l’inspecteur. Ma collègue n’est pas disponible aujourd’hui, mais allons-y. Vous avez du nouveau, donc ?
  • Euh…
  • Mais d’abord, si vous voulez bien me présenter votre ami.
  • Je suis assez grand pour le faire moi-même, s'agace Dimitri.
  • Évidemment. Je suis tout ouïe.
  • Dimitri Cordier, vingt-et-un ans, étudiant en fac d’éco et ex-acteur chez Brittany Twinks Studios.

Ce nom de famille m’intrigue toujours autant. Bien qu’on reste dans les purs classiques français, le décalage avec son nom de scène Nils Foxx est savoureux.

  • Par la même occasion, je suis le copain de Monsieur Bordereau, c’est important à noter. C’est même à ce titre que j’ai eu droit à ces… intimidations.
  • N’ayez pas peur des mots ! J’ai rapidement étudié votre cas : ce sont des menaces physiques caractérisées, c’est très grave ! Le courrier que vous avez reçu sera expertisé, mais je ne vous cache pas qu’en général, il est délicat de trouver des indices tangibles. Enfin, revenons aux priorités, dit l’inspecteur en laissant tomber son regard sur moi.

Je me lance dans mon récit avec la boule au ventre. J’ai promis à Dimitri d’être totalement honnête en espérant que les choses puissent s’arranger, quitte à avoir des ennuis. Je reviens d’abord sur la nuit où les deux types de la Stoned Chicken se sont introduits dans le studio et ont fouillé minutieusement le bureau de Daniel.

  • Vous savez s’ils ont pu embarquer des documents utiles à l’enquête ? demande l’inspecteur.
  • Probablement. J’ai appris par la suite le motif de leur opération.
  • Ah bon ?

Face à son air à la fois impatient et méfiant, je poursuis en révélant clairement mon intégration à la Stoned Chicken, ainsi que nos activités de soutien à l’opposition biélorusse.

  • Donc M. Alekhine a effectivement poursuivi son voyage dans la région de Minsk, dis-je. Il devait aider à une mission d’infiltration dans les bureaux de police. En fait, il y avait travaillé entre 2002 et 2011.
  • Et de quelle source tenez-vous ces informations ?
  • Une autre membre de ce réseau.
  • Soit. Vous disiez à ma collègue que vous aviez des pistes sur l’origine de votre lettre ?

Je reprends le récit fait à Dimitri la veille en rajoutant tous les détails dont je me souviens.

  • Et donc vous suspectez les responsables de ces détournements financiers de vouloir vous faire taire ? conclut M. Gerber à ma place.
  • Exactement.

Un blanc s’installe à la suite de ma réponse. L’inspecteur est en train de résumer les premiers éléments sur son ordinateur. À côté de moi, Dimitri me lance des regards de plus en plus insistants, tellement appuyés que M. Gerber les remarquera dès l’instant où il relèvera la tête de son écran. Je sais parfaitement ce qu'il attend de moi, mais les mots restent bloqués en amont de mes cordes vocales. Il se rapproche de moi en raclant les pieds de sa chaise contre le sol et sa main se pose sur mon épaule. Je n’avais plus connu de sensation aussi douce depuis une éternité ! L’ivresse induite par le contact de ces quelques centimètres carrés de peau me fascine et me terrifie à la fois. Je suis à deux doigts de verser une larme, mais ce ne serait pas digne d’un commissariat.

En fait, je suis déjà allé trop loin dans mes explications : si l’enquête se poursuit sérieusement, ils découvriront très rapidement les activités illégales de la Stoned Chicken en ce qui concerne son financement, et comment j’y ai participé moi-même. Les peines encourues pour hacker des serveurs et en extraire des cryptomonnaies font froid dans le dos, encore plus en bande organisée, mais je n’ai plus le choix. Comme je viens à peine de me lancer dedans, j’ai un maigre espoir de m'en sortir convenablement.

Il faut attendre presque une minute avant que je ne sorte un premier bafouillage, puis une deuxième phrase légèrement plus cohérente. Seules les expressions faciales de M. Gerber parviennent à me guider à travers la brume qui m’a rempli le crâne. Je suis comme hypnotisé par ses rares clignements d’yeux et les mouvements subtils de sa mâchoire. Je profite de longues pauses pour tenter de déchiffrer ses impressions, même si son métier lui a appris à être parfaitement hermétique.

Je conclus mon récit complètement essoufflé, comme si je venais d'achever un marathon en plein désert. Le stress me brûle la gorge tels des milliers de cristaux de sable acérés. Par contre, la main de Dimitri n’a pas bougé un seul instant.

Le sourire qui revient sur le visage de M. Gerber est complètement incompréhensible. Ce dernier lève les yeux vers le plafond de son bureau puis frappe dans ses mains :

  • Attendez-moi deux minutes. J’appelle un collègue. Tout cela est bigrement intéressant.

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