Chapitre 68
Écrit en écoutant notamment : Onlynumbers – Dying For You
- Vous restez là, annonce M. Gerber en revenant dans le bureau. J’ai du monde à vous présenter dans une demi-heure. Prenez donc un verre d'eau à la fontaine.
Lorsque je me relève, une subite baisse de tension m’éblouit et me fait chanceler. Le phénomène est désagréable, mais s’estompe une fois la porte passée. Sans faire exprès, j’écrase le gobelet en plastique tendu par Dimitri tellement fort que je réussis à tremper ma chemise. Quel boulet.
***
M. Gerber n’a pas menti : l’agent qui nous a rejoints paraît très impatient de m’entendre. Les deux échangeaient des messes basses lorsque nous avons regagné nos chaises dans le bureau.
- Je vous présente M. Binet. Il est notre référent au service de lutte contre la cybercriminalité. Je savais que votre affaire lui parlerait.
- Tout à fait ! répond l’intéressé. Je ne vais pas y aller par quatre chemins : nous sommes tout juste en train de recouper plusieurs signalements concernant votre organisation. À croire que vos collègues hackers travaillent comme des cochons… Bref : je vous propose donc de coopérer en échange de l’abandon total de potentielles charges à votre encontre. Le plan est simple : récupérer le maximum d’informations sur votre Stoned Chicken, comme vous l'appelez. Nous ne voulons pas rentrer dans le poulailler trop tôt.
Il ne me faut pas dix dixièmes de seconde pour accepter leur deal. C’est inespéré.
- Par contre, je serai obligé d’aller sur place pour avoir accès à mon PC, dis-je.
- Ce n’est absolument pas un problème. Au contraire, mieux vaut que vous restiez dans votre milieu naturel.
- Je comprends.
- La carpe ne quitte pas son étang, lâche-t-il sous l'œil interrogateur de M. Gerber. Bref, il ne faut pas éveiller les soupçons.
Bien. Je suis une carpe. Une grosse carpe placide prête à être ferrée.
Avec Dimitri, nous observons les deux représentants des forces de l'ordre élaborer en direct des stratégies et rivaliser d’idées plus ingénieuses les unes que les autres, comme s’il s’agissait d’un concours. Ils paraissent surtout très d’accord sur l’idée de m’équiper d’oreillettes et d’une caméra discrète afin de bénéficier en direct de l’assistance d’un expert en cybersécurité une fois sur place. Telle qu’ils l’entendent, la mission est abordable... La seule difficulté sera d’être tranquille suffisamment longtemps dans les locaux de la Stoned Chicken. Il n’est pas rare qu’Annika ou d’autres membres débarquent à l’improviste à une heure tout à fait aléatoire de la nuit.
- Par contre, pendant ce temps-là, on reste menacés, rappelé-je en incluant Dimitri du regard.
- On ne peut guère mieux faire. Restez prudents, et au moindre indice suspect, prévenez-nous immédiatement, dit M. Gerber.
***
Nous quittons le commissariat après trois heures mentalement éprouvantes. Même l’air des bureaux était lourd et suffocant, et la chaleur viciée qui y régnait m’a collé une migraine express.
Dimitri marche deux mètres devant moi. Pendant toute la matinée, il s’est contenté de répondre froidement aux questions des flics sans jamais chercher mon approbation ni mon soutien. Si ça se trouve, même lorsqu’il m’a touché et m’a apporté un sursaut d’assurance, c’était plus de la manipulation que de l’affection…
Je me demande sérieusement si nous serions encore capables de nous aimer. Ça fait bien trop longtemps que nous tentons de surmonter les obstacles qui se dressent entre nous. Nos destins se sont croisés par erreur... Notre première fois a été tellement médiocre. Puis il y a eu cette soirée quasi-parfaite à Prague, cette danse sensuelle qui appelait déjà nos deux corps à poursuivre une folle nuit ensemble ; tout cela interrompu par l’accident de sa mère. Maintenant, ce sont mes bêtes ambitions de hacker en herbe qui nous rattrapent alors que nous entamions tout juste un début de relation raisonnable.
- Je ne veux pas rentrer seul chez moi, souffle Dimitri.
Il s’est arrêté tout d’un coup au milieu d’une ruelle piétonne alors que nous en avions pour plusieurs minutes avant de rejoindre l’arrêt de tram le plus proche. Il appuie son regard sans cligner des yeux jusqu’à ce que je me décide à répondre. Je crois que je suis la cible prioritaire.
- Tu dois avoir plein d’autres amis… dis-je résigné. Ou même, pourquoi tu n’irais pas chez ta mère pour quelque temps ?
- Non.
- Comment ça, non ?
- Si jamais il nous arrive un truc, je veux au moins qu’on soit ensemble. T’es parfois vraiment… énigmatique, mais tant que je suis avec toi, tu me rassures.
J’ai du mal à accepter le « compliment ». Je ne me suis jamais considéré comme une personne très assurée. Tout à l’heure, j’ai simplement fait de mon mieux pour ne pas me liquéfier devant les flics.
- J’ai fait un cauchemar cette nuit, ajoute Dimitri en approchant son visage du mien. Tu étais chez moi, et on s’amusait à créer une nouvelle track tous les deux. Comme à Prague, dans notre chambre d’hôtel, tu te souviens ?
- Évidemment !
- Tout d’un coup, on a entendu de violents coups frappés à la porte. Elle flambait de plus en plus fort sous chaque assaut, jusqu’à céder dans un fracas métallique. Un homme au visage masqué de noir hurlait des morceaux de phrases dans une langue incompréhensible. Mes yeux ne pouvaient se détacher du canon de l’arme qui me visait. Je suis certain d’avoir ressenti les mêmes émotions qu’un condamné à mort dans ses dernières minutes. Mon bourreau n’hésiterait pas à presser la détente et à interrompre brutalement le cours de mes pensées. Dans dix secondes, je n’aurais plus conscience de mon existence passée. Je n’avais même pas le temps de me préparer à ma disparition. On me l’imposait arbitrairement, on décidait de supprimer mon bien le plus précieux. Je me suis demandé une fraction de seconde si j’aurais le temps de souffrir.
Je le serre fort contre moi. Il faut le rassurer, c’est bien ça ? Je sais que même à notre âge, les émotions d’un cauchemar trop réaliste peuvent nous poursuivre le jour suivant.
- Au dernier moment, tu t’es jeté sur la trajectoire des tirs, continue-t-il. Les balles ont rompu ton sternum, disloqué tes côtes. Mes cris étaient hachés par les détonations successives ; tu t’es effondré sur le dos et une ultime salve a transpercé ton cœur. Des flots de sang bouillonnants se déversaient par tes artères déchiquetées. J’ai rouvert les yeux dans un violent sursaut exactement à ce moment. Il devait être quatre heures et demie.
- Tu aurais dû me réveiller.
- J’ai préféré te regarder dormir. Et respirer.
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