Chapitre 70
Écrit en écoutant notamment : Boys Noize – Mein Herz Brennt
Je sursaute au moment où la poignée de porte descend puis se redresse dans un claquement. Je n’ai absolument rien entendu venir.
- Je t’ai fait peur ? demande Annika.
- Oui… Je m'endormais à moitié, me justifié-je.
Je retire mes écouteurs comme si j’écoutais simplement de la musique. Heureusement que j’ai soigneusement rangé le détecteur radiofréquence tout à l’heure.
- Attention… tu vas te cramer à ce rythme. Réserve ton énergie pour des tâches plus intéressantes. Ou pour les minets de ton studio. Laisse-moi faire pour l’enquête, je suis très motivée. J’ai beaucoup apprécié tes photos.
- T’as sûrement raison. Je ne devrais pas tarder, dis-je afin qu’elle me laisse tranquille pour la fin de nuit.
Je m’étire de tout mon long sur le fauteuil et manque de basculer vers l’arrière. Tant qu’elle traîne dans les parages, nous ne pouvons pas avancer. Je fais pivoter discrètement la clé munie de sa caméra dans la direction d’Annika. Mon expert sera assez intelligent pour comprendre que la pause est forcée.
Elle se dirige vers les armoires du fond de la pièce et débloque le cadenas d’un des compartiments. J’hésite à la prévenir qu’un coup de filet à la Stoned Chicken se prépare pour les prochaines semaines. Je ne sais même pas si je dois éprouver de la sympathie pour elle. Sa séance de flirt méditatif ne m’a vraiment pas plu et son chantage est devenu inutile. En plus, si j’interfère de nouveau avec l’enquête, les ennuis se multiplieront et je n’en sortirai pas indemne. Tant pis pour elle.
***
- J’ai récupéré ce qu’il me faut, annonce-t-elle vingt minutes plus tard. J’y vais. Dors aussi un minimum, beau gosse. Tu seras plus mignon avec le teint frais.
- T’as raison, ça plaira à mon copain, répliqué-je pour la calmer.
- Et comment s’appelle l’heureux élu ?
- Logan.
- Hmm… pas si mal, mais tu mens ! Pense à travailler tes expressions corporelles, conclut-elle en disparaissant derrière la porte.
Si par un hasard improbable, je remettais en question mon orientation sexuelle, elle me sauterait dessus dans la minute...
Une hypothèse naît à ce moment dans un recoin de mon esprit : est-il possible qu’elle soit l’autrice des menaces nous visant Dimitri et moi ? Vu comme elle m’apprécie, et ayant constaté ses talents d’investigation, elle aurait été tout à fait capable de découvrir mon lien avec Dimitri. À l’instant, elle a très bien pu mentir et brouiller les pistes. Et le fait que les transactions suspectes aient disparu, comme par miracle, les jours après lui avoir partagé ma découverte ? Ou encore son manque d’empathie quant à la disparition de Daniel ? J’ai bien fait de ne pas la retenir, les flics s’occuperont d’établir la vérité en temps et en heure.
Ou alors... elle a profité de la situation pour intimider Dimitri et semer la zizanie entre nous deux avec de fausses menaces. C'est une hypothèse sérieuse ; je ne serais pas étonné qu'elle masque des tendances psychopathiques.
La voix agacée de mon expert m’agresse les tympans dès que je renfile les écouteurs.
- On peut reprendre ?
***
6 heures du matin.
Comme nous sommes début décembre, le jour ne se lèvera pas d’ici deux grosses heures. Pourtant, les boulevards qui courent le long de la Loire se chargent déjà d’une procession de phares jaunes et rouges. Des néons agressifs filtrent depuis les grilles de plusieurs commerces qui ouvriront d’ici quelques dizaines de minutes. De mon côté, j’ai hâte de rejoindre mon lit et de dormir jusqu’à midi. Plus tard dans la journée, énième passage par la case commissariat, puis je plancherai sur l’accueil de nos collègues tchèques à Nantes, en début d’année prochaine, pour la deuxième partie de notre série de films.
Des bras me ceinturent et je sens un deuxième individu me faire une clé de bras. Il appuie tellement fort que je bascule en avant et m’écrase sur le bitume en poussant un cri de douleur, immédiatement étouffé par un bâillon. L’autre fouille violemment mes poches de mon pantalon et de mon blouson. Il en extrait mon téléphone, l’écrase du talon, puis prend cinq pas d’élan pour le jeter le plus loin possible dans le fleuve. Instinctivement, je me débats comme un judoka pris au piège par son adversaire, mais le molosse qui me plaque au sol pèse quarante kilos de plus que moi. Mes mouvements n’ont pour seul effet que de m’écorcher le visage sur le sol. Le plus horrible est de sentir ces mains étrangères me maintenir en place. Je parviens à peu près à dégager le bandeau qui m'obstrue la bouche et m'égosille en espérant une aide miraculeuse.
- Fais-le taire ! grince celui qui vient de détruire mon téléphone.
***
Mon cou est raide et je souffre des épaules. Comment ai-je pu m’endormir en position assise ? Je comprends rapidement pourquoi mes jambes sont totalement engourdies : mes pieds ne reposent pas au sol, ce qui a écrasé de manière prolongée les nerfs de mes cuisses. J’aimerais trouver une posture plus confortable, seulement, mes poignets sont liés l’un à l’autre contre le dossier de chaise. Je tourne difficilement la tête de droite à gauche pour inspecter la pièce et le sol en béton poussiéreux. Une unique porte dans le coin opposé au mien communique avec le monde extérieur. Elle est entrebâillée, mais l’ouverture ne diffuse qu’une large tâche sombre sur le mur attenant. Une baignoire en fer blanc remplie aux trois-quarts repose, isolée, cinq mètres plus loin. L’eau présente une surface tellement lisse qu’elle reflète le quadrillage du néon fixé au plafond.
Impossible de savoir s’il fait encore nuit à l’extérieur ou si plusieurs heures se sont écoulées. Je ne sens pas non plus mon téléphone dans ma poche ; de toute manière, je serais bien en peine pour le récupérer. Mon téléphone ?
La Stoned Chicken. Le retour dans la nuit. C’est bon, je me souviens. Ils ont réellement employé la méthode forte pour « me faire taire ». Je comprends soudainement le rôle de cette étrange baignoire. Instinctivement, je me débats de toutes mes forces pour tenter de faire sauter les liens qui m’entravent. L’adrénaline enflamme mon sang mais je ne parviens pas à desserrer mes poignets d’un seul millimètre.
Arrêtons. Arrêtons de paniquer et réfléchissons. D’accord, le rapport de force est extrêmement défavorable, mais il existera toujours un « meilleur choix ». Comme lors d’une partie d’échecs, même si la situation paraît désespérée, il faut toujours jouer le meilleur – ou moins pire – coup en comptant sur une erreur de son adversaire. Aucun être humain n’est parfait, seule une machine exécutera son plan sans jamais faillir. Sauf qu’ici, je ne discerne pas la moindre marge de manœuvre. Et des pas bruyants écourtent drastiquement mon délai de réflexion. Dans un réflexe, je ferme les yeux en espérant que cette simulation m’octroiera un sursis. Malgré l’inconfort, je laisse ma tête choir vers l’avant.
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