Chapitre 72
Écrit en écoutant notamment : Mr. Bassmeister – Blutfest
- M. Bordereau, suivez-moi, on va faire l’audiogramme.
La médecin me fait entrer dans la salle d’examen et me désigne une cabine isolée, équipée d'un simple siège et d'un casque audio à la mousse usée. Elle me fournit une manette dotée d’un unique bouton : je devrai appuyer à chaque fois que je perçois les sons, diffusés successivement sur toute une plage de fréquences.
Par la porte vitrée, je la vois démarrer un logiciel. Surpris, je mets un instant à réagir aux premiers bourdonnements quasi-inaudibles, mais une fois habitué au procédé, pas de souci. Le test se poursuit pendant encore cinq minutes ; je comprends qu’elle teste chaque oreille successivement en partant de fréquences très basses, puis en remontant vers des aigus purs assez désagréables.
- Bon, pas d’inquiétude, l'appareil auditif paraît intact. C’est souvent quitte ou double, dans ces situations. Selon la police, le modèle de grenade dont vous avez été victime produit une détonation d’une intensité de cent quarante décibels à cinq mètres.
- J’ai été chanceux, alors ?
- On peut le dire. Mais je vais quand même prescrire de la cortisone pour sept jours. Cela améliore considérablement la survie des cellules endommagées, tant qu’elles sont fragiles. Il faudra aussi éviter les environnements très bruyants pendant plusieurs semaines.
- Compris ! Pas de soirée techno avant un moment, plaisanté-je.
La spécialiste me jette un regard perplexe.
- N’oubliez pas que vous avez évité de justesse des conséquences sévères sur votre santé : au-delà de l’explosion, les effets du gaz lacrymogène en milieu confiné sont vite très délétères.
C'est vrai que la sensation de brûlure dans mon nez et ma gorge commence à peine à décliner... Sur le moment, j'ai vraiment cru que je mourrais asphyxié.
- Allez, bon courage pour la suite de votre tour des services, lâche-t-elle lorsque je quitte la pièce.
Dès mon arrivée aux urgences, les médecins ont suspecté une fracture de l’os zygomatique, sous ma pommette droite. Tout ce que je sais, c’est que la zone a méchamment enflé et devient de plus en plus sensible au toucher. Ces connards ne m’ont pas raté… Je grimace aussi devant les profondes marques qui entourent mes poignets.
Je m'efforce de relativiser la situation en me rappelant que j’aurais fini beaucoup plus mal sans l’intervention rapide des flics. Dire que c’est la fameuse caméra espion qui m’a sauvé grâce à son tracker GPS intégré… Soit mes ravisseurs ne l’ont pas trouvée en me fouillant, soit ils n’ont pas estimé nécessaire de s’en débarrasser. J’ai évidemment réclamé aux policiers de ne prévenir personne de ma famille. Une fois que les blessures seront en partie résorbées, je réfléchirai à un mensonge plausible.
J’aimerais que toute la batterie d’examens soit achevée avant midi, car je dois rejoindre Dimitri au restaurant universitaire de sa fac. Il aura terminé son premier rattrapage, en attendant le second demain. Pour moi, ce sera retour à la case commissariat dès cet après-midi pour témoigner de mon enlèvement et des violences que j’ai subies... Je le fréquente vraiment trop assidûment alors que le travail ne manque pas du côté du studio : il faut préparer convenablement la visio de demain avec les Tchèques et je dois lancer des annonces pour un remplaçant de Raquel. Même si Dimitri apportera un soutien précieux, nous devrions être au moins trois, comme avant, pour faire tourner correctement le business.
***
Même en ayant attrapé le tram au vol et en accélérant franchement mon allure, je suis bien en retard. Je fonce à travers les rues du campus en suivant les indications des panneaux pour trouver le restaurant du Crous. Pas évident sans téléphone... À chaque impact au sol, la poche de sang au niveau de ma pommette rebondit de bas en haut. On a connu plus agréable. Au moins, la blessure ne nécessitera pas d’opération : je dois attendre que l’os se consolide naturellement.
Un dernier virage à angle droit et j’arrive enfin devant le restaurant. C’est la fin du service : il ne reste plus qu’une quinzaine d’étudiants espacés dans la file. Je jette un regard désabusé aux maigres restes qui parsèment les présentoirs. Tout ce qui était « mangeable » a disparu.
- Martial !
Je me retourne immédiatement vers Dimitri et lui offre le sourire que je peux.
- Oh là ! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? s'écrie-t-il.
- Rien de grave.
- Tu rigoles ? Tu ne t’es pas regardé dans la glace ?
- Si… C’est légèrement douloureux, mais ça s'arrangera vite.
- Et les plaques rouges sur tes bras ?
- Des irritations dues au gaz lacrymogène… Alors, l’exam ? Tu es confiant ?
- Ça ira. Mais toi... l'opération à la Stoned Chicken a mal tourné, c'est ça ?
- Oui. Au moins, c’est fini. Je n’y remettrai plus les pieds. La police a ce qu’il faut. Et j’ai suffisamment payé de ma personne.
Je lui raconte dans les grandes lignes ma mésaventure de la nuit passée. Toutes les trente secondes, Dimitri plaque ses deux mains devant les yeux et se frotte le visage.
- T’es incroyable, on dirait que rien ne t’atteint. T’es littéralement à deux doigts de te faire liquider par une mafia biélorusse, et maintenant, la seule chose qui te préoccupe, c’est de savoir ce que tu mangeras.
- Je préfère passer rapidement à autre chose. Mais sur le moment, je ne faisais pas le fier. Je suis très redevable aux flics de m’avoir retrouvé à temps. Ils ont aussi su rattraper ces ordures ; on en saura plus bientôt.
- Encore heureux… Bon, je te comprends, finalement.
Je hoche la tête et inspire amplement plusieurs fois.
- Il faut qu’on voie ton stage chez Brittany Twinks, dis-je.
- Oui, j'allais t'en parler ! Je t'enverrai le modèle de convention de stage. Faut pas traîner avec l’administration de la fac. D’ailleurs, comment s’appellera le poste, officiellement ?
- Euh… on peut mettre « Gestionnaire adjoint » ? Ça t’irait ? Pour la description des missions, on baratinera sans rentrer dans le vif du sujet : « Gestion de base de données client », « Coordination de tournages audiovisuels »… Tu vois le genre ! Ton responsable côté fac comprendra par lui-même en te suivant.
***
- Onze euros pour ça, une belle arnaque ! dis-je en terminant mon plateau.
- C’est vrai que t’as même pas droit au tarif étudiant, se marre Dimitri. T’es vieux !
De son côté, il sort son sujet de partiel de son sac tout en mâchant une part de tarte à la myrtille. Il ouvre la double feuille qui composait l’épreuve et me désigne un paragraphe suivi de plusieurs questions.
- Il fallait bien utiliser la formule des moindres carrés, ici ?
Je scanne l’énoncé en quelques secondes.
- Affirmatif ! Tu vois, c’est pas si dur ! Et pour la question 9, t’as compris qu’avec la matrice de covariance, tu pouvais…
- J’ai le droit de t’embrasser, malgré ta blessure ?
- Hmm, ça devrait le faire, dis-je en répondant à son clin d’œil. Et même plus que ça, si je t’invite ce soir ?
- Avec plaisir. Je n'en peux plus d'attendre. J’ai envie de toi, de ton corps. J’ai envie que tu me désires. J’ai envie que tu m’aimes.
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