55 - La poupée
Il y a des objets que seuls nous, voyons. On ne voit pas ce qu'ils sont. On voit juste ce à quoi on les a fait ressembler. Ils ne sont pas vraiment ce à quoi ils ressemblent. Ils en sont juste le symbole. Des dizaines, des centaines, des milliers d'objets autour de vous sont ainsi et vous les voyez comme vous voulez les voir. Ce n'est qu'un reflet à sa surface mais c'est déjà le début de ce que vous pouvez percevoir, de l'Invisible. Et on le remarque d'autant plus lorsqu'il n'est plus là. Comme dans la nature où le contraste est saisissant puisqu'il n'y a aucun symboles, aucun dessin, aucune décoration autour d'un animal seul dans sa forêt. Alors que là où est passé l'homme, une tornade d'indices mystérieux y est encore. Des choses que les animaux ne perçoivent pas. Qu'ils ne comprendront jamais. Eux et nous ne vivons pas dans le même monde. Eux se mangent entre eux, nous on se massacre entre nous mais comme ça ne suffit pas on les mange eux aussi. Et on les fait également rentrer dans l'Invisible, en dessin, en peluche et même en sucreries qu'on mange aussi. Et en dehors de toute nature, sans ce repère, on ne sait pas qu'on est pas vraiment dans l'Invisible.
- Avant d'aller plus loin avec ton fils, j'aimerais rencontrer Aurélie. Tu crois que c'est possible ?
- Je vais lui en parler. Non, je vais la prévenir qu'on passe la voir demain à la ferme. Je te confirme ça ce soir, d'accord ?
- Oui, merci Aline.
Aline appelle Aurélie
- Elle aimerait faire ta connaissance. On peut passer demain ?
- D'accord, le matin, pas trop tôt alors.
- Vers 10h ?
- Oui, à demain.
Aline a déjà raconté l'une à l'autre :
- Chloé n'est pas réceptive ou autre. Elle est juste une jeune femme, sur la Terre, comme j'en ai beaucoup croisé. Comme toi au début. Avec ses blessures. Il se passe quelque chose avec Noël. Quelque chose de pur. Je ne sais pas lequel à choisi l'autre. Peut-être qu'ils étaient faits pour se rencontrer.
- Aurélie n'est pas la caricature survivaliste qu'elle montre. Pas que. Elle est comme nous, une femme avec son vécu de femme. Et elle est forte. Elle avance. Elle continue de se chercher, elle se trouve petit à petit. Avec Noël, ils sont arrivés au bout de leur histoire, d'amour. Mais tout le chemin parcouru ne s'effacera jamais.
La mater familias introduit la nouvelle à la ferme. Chloé sort de la voiture et regarde autour d'elle, les champs, les bâtiments et la maison. Sa porte s'ouvre et Aurélie apparaît. Elles se dirigent l'une vers l'autre. Chloé s'arrête devant la grille. Elle regarde Aurélie au loin qui lui fait un signe de la tête : oui. Chloé pousse la porte de la grille et entre dans le monde de son hôte. Elles s'approchent l'une de l'autre et s'arrêtent en même temps, elles sont à portée de main. Elles se regardent :
- Bonjour, bienvenue à la ferme, Chloé.
- Bonjour madame.
Aurélie lui tend la main et dit :
- Viens, suis-moi, je vais te montrer mon univers.
Les animaux, la serre, les champs et l'abri anti-atomique ! Mais surtout la famille à l'intérieur, Aurélie garde les enfants de Marwah, elle les nourrit même, au sein. Gabrielle joue dans sa chambre. Elle s'arrête de jouer pour venir se présenter. Elle sent que c'est quelqu'un d'important. Chloé établit le contact :
- Bonjour Gabrielle.
- Salut, comment tu t'appelles ?
- Chloé.
- Cloué ?
- Un peu oui. Elles sont belles tes poupées.
- J'en ai une pour toi.
Gabrielle court vers son lit, soulève son oreiller et lui ramène une toute petite poupée.
- Elle a dormi avec moi cette nuit. Elle a été sage.
- Elle a les yeux encore fermés.
- Toujours.
Chloé a du mal à retenir son émotion.
- Merci Gabrielle.
Aurélie les regarde depuis l'entrée de la chambre, Aline arrive et pose une main sur son épaule. Aurélie pose sa main sur celle d'Aline. Chloé se retourne et les regarde, elle sourit, avec les larmes aux yeux.
Aline les laisse pour aller récupérer des légumes dans la serre. Elles s'installent l'une en face de l'autre, tout près, autour d'un café. Malgré le silence, Chloé se détend et pose ses mains sur la table, en regardant Aurélie droit dans les yeux. Aurélie accepte l'invitation et elle pose ses mains sur les siennes. Chloé les retourne et Aurélie se connecte en fermant les yeux, une quinzaine de secondes, elle essaie de lui transmettre à chaque seconde chaque année de bonheur qu'elle a vécu avec Noël.
- Vous allez être heureux.
- Vraiment ?
- Il a de la chance de t'avoir trouvée.
- J'ai de la chance de l'avoir trouvé.
- Tu vas pouvoir le rendre heureux. J'ai toujours été passive dans mes relations avec les hommes. Avec Noël on a commencé trop tôt, il n'était pas prêt. Je pense que je ne suis pas celle qu'il lui faut. Alors que toi, tu peux le combler, plus que moi. Et il t'a trouvé toi, sans être aveuglé par de quelconques dons paranormaux. A moins que ce soit toi qui l'a trouvé. Qui a fait le premier pas ?
- Au premier contact, j'ai été agressive. Il m'a tout de suite calmée. C'était notre première rencontre. Deux heures après il me présentait à sa mère qui voulait nous garder pour dîner. Je l'ai senti dépassé. Je l'ai tiré de là et c'est moi qui l'ai invité à dîner ensuite. Alors, je ne sais pas. Ou c'est peut-être Aline ? On s'est revues tous les jours depuis, sans lui. On est devenues amies.
- Elle voit en toi la salamandre qui relie les pierres entre elles et qui finissent par fusionner. Elle voit que tu peux me fusionner à elle, que tu peux la fusionner à son fils, tu es le lien anonyme innocent qui nous relie tous.
Il y a des rencontres comme celle-là où l'on sent tout de suite que l'autre est bien, que c'est la bonne personne tout comme notre instinct primaire, notre sixième sens nous alerte tout de suite sur les autres. Il y a ces perceptions abstraites comme un langage qui ne s'écrit pas et qui ne se parle pas non plus, juste qui se ressent, qui s'éprouve plutôt qu'il ne se prouve. Comme les poupées, quand on les regarde ce n'est que du plastique, de la porcelaine ou du tissu mais elles sont chargées de ce qu'on met en elle, et elles rayonnent à qui a les bons yeux pour le voir. On ne voit bien qu'avec l'invisible de son âme et l'amour de son cœur.
***
Il y avait une poupée qui pleurait les jours de fête
elle n'était rien du tout, ni princesse ni préfète
ne pleure pas ma poupée, tu auras des parents
crois-moi je suis bon prophète
il y avait une poupée qui avait le bonheur en tête
il y avait une poupée qu'on ne pourra plus faire pleurer
***
Elle n'a jamais été mais elle sera toujours, là, en elle.
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