Bonus
Rubrique faits divers du Bien Public : Après avoir ingurgité tout le contenu de la pharmacie de sa salle de bain, elle s'est ouverte les veines et s'est mise un fusil de chasse dans la bouche. On l'a retrouvée au fond de sa piscine. Le rectorat enverra dès que possible un remplaçant. En attendant, le proviseur adjoint fera l’intérim.
Elle n'avait qu'un nom sur sa boite aux lettres : le sien.
Mais François n'est pas dupe. Il connaît bien Noëlle. Alors il lui demande de ne plus recommencer :
- Tu te rends compte que c'est grâce à elle que tu es à Carnot ?
- C'est surtout que tu ne lui as pas laissé le choix. Une vague de suicides. Des informations qui l'impliquent directement et qui n'ont pas été révélées.
- Je fais de la politique.
- Je fais le ménage. Elle a eu sa chance. J'ai joué le jeu et même plus. Elle n'a pas accepté que tu lui obliges à me prendre. Comme j'étais irréprochable, elle cherchait une faille. Si je ne lui donnait rien, elle en aurait inventé une, pour m'exclure. Tu ne lui aurais pas demandé une deuxième fois de m'intégrer. Et même, elle aurait continué à m'exclure en trouvant d'autres prétextes. Elle était persuadée que tu fatiguerais avant elle. Car son lycée Carnot n'est pas une poubelle, encore moins celle du maire. Voilà ce qu'elle pensait. Je n'ai pas eu le choix. C'était elle ou moi. Moi la faible qui a suivi son règlement. Elle la forte qui n'en tient pas rigueur, qui est au dessus des lois, même les siennes. J'ai les miennes. Je m'y tiens. Elle a dégagé. J'ai fait tous ces efforts pour rien. La prochaine fois que je suis face à ce genre de personnage, je ne ferai pas de sentiments.
- À ce propos …
- Non, pas le maire de Besançon. Il la rend heureuse et elle te laisse en paix. Tu devrais le remercier.
- D'accord. Tu as raison. Je vais leur envoyer une caisse de Marcs d'Or.
On sonne. Une femme. Je crois que je l'ai déjà vue. On dirait une des gendarmes qui m'a interrogé pour le prof de français. Mais elle est en civil et elle a les cheveux détachés. J'aime bien ses fringues. Elle est mignone.
- Bonjour mademoiselle, on s'est déjà vu pour le suicide du gymnase dans votre précédent lycée. Vous aviez raison pour sa fille.
- La proviseure m'a convoqué la veille. Je ne suis pas la bienvenue à Carnot, j'ai été imposée. Elle me mettait la pression, elle cherchait une excuse pour me virer aussi.
- Je ne viens pas pour ça. Je ne suis pas en service. C'est une visite non officielle. Je venais vous voir pour vous demander si vous pouviez venir regarder quelques dossiers à la gendarmerie.
- Pour vous aider sur des affaires ?
- Oui.
- Vous savez, toutes ces visions d'horreur, ce n'est vraiment pas très sain psychiquement pour moi. Je ne veux pas me souiller l'esprit, même si c'est pour la bonne cause.
- C'était juste une proposition. Je ne vous force en rien. Je vous laisse mes coordonnées si vous changez d'avis. Vous savez, je prends beaucoup de risque à vous demander ça. Et je ne veux surtout pas qu'il y ait un quelconque malentendu entre nous. J'ai eu des collègues qui ont été un peu agressifs avec des gens comme vous et ils se sont mis une balle dans la tête sans raison apparente, j'ai bien reçu le message. Mais je viens quand même vous demander parce que, à la longue, ça me pèse de voir tous ces coupables s'en tirer.
- Gardez vos dossiers en archive. Dès que je me sentirai prête, je vous contacterai.
- Merci mademoiselle. Je ne veux que justice, et me sentir mieux, c'est tout. Alors peut-être à bientôt. En tous cas merci d'avance, quoi que vous décidiez. Au revoir.
- Attendez. Je prends mon sac et je vous racompagne. Je regarde la carte de visite qu'elle m'a donné. Maréchal des logis chef Florence Albertini.
- Florence. Ça vous dit de marcher un peu jusqu'au parc ?
Je la sens bien. Très bien même. Si j'arrive à lui prendre une main, je saurai si elle est claire ou pas.
- Je suis venue en bus, le L6. C'est direct depuis ma nouvelle caserne. Je suis contente d'avoir été mutée en ville. En fait j'ai eu quelques soucis avec ma hiérarchie, avec l'adjudant.
- Il ne voulait pas quitter sa femme ?
- Ça alors...
- Moi j'ai plus de chance, c'est sa femme qui est partie. Plus ou moins, elle repasse de temps en temps.
- Monsieur le maire ?
- Vous n'allez pas l'arrêter quand même ?
- Je ne peux pas, je ne suis pas de la Police.
On est vraiment sur la même longueur d'ondes. Je peux lui faire confiance. Je veux en être sûre. On s'assoit sur un banc derrière le kiosque aux sucreries.
- Je peux vous tenir les mains ? Juste deux secondes. Je ne veux pas être indiscrète.
Elle me tend ses fines mains. Aucun bijoux. Même pas un bracelet. Je les prends en fermant les yeux. Elles sont froides. Finalement je les garde longtemps. Elle me serre les mains aussi. J'ouvre les yeux. Je vois ses yeux verts clairs éclairés par le soleil frisant.
- Ça va aller Florence, je vais t'aider. Je te dois au moins deux affaires, d'accord ?
Elle sourit.
- D'accord. Merci Noëlle. Je te paye un coca ?
- Et moi je t'offre une crèpe au chocolat.
- Comment tu ... d'accord.
C'est ce qu'elle prenait toujours au goûter avec sa meilleure amie. Elle lui manque. On discute de la famille du prof de français. Je lui raconte :
- La maison est saisie. Il y a des dettes et sa femme ne travaille pas vraiment. Elle va devoir s'y mettre. Je pense qu'elle va s'installer avec son stagiaire en ville, dans un petit appartement. Du coup la fille se retrouve avec son frère dans son petit studio. Il va bien s'occuper d'elle.
- Sa fille nous a déclaré que son père avait commencé à la toucher quand elle avait 6 ou 7 ans. Elle a réussi à s'en défaire vers ses 12 ans. Ou alors il est allé voir ailleurs. Le fils n'a rien dit pour lui. Et il ne savait pas pour sa soeur jusqu'à ce qu'elle lui avoue. Il a dû l'apprendre et ça a précipité les choses. Voilà mon quotidien.
- Et pour la proviseure ?
- On n'était pas sur l'affaire. Quand ton nom est ressorti, on a rien dit et ils n'ont pas fait de rapprochement. C'est encore en cours, si on nous voit ensemble, on est mal.
- On trouvera bien une histoire. Ou mieux : on leur dira la vérité. On a rien à se repprocher, pour l'instant. De toutes façons, dans votre métier vous êtes limités par les faits. L'occulte n'existe pas, il ne peut donc pas être illégal. Trop facile pour nous. On a l'immunité. En fait, vous nous protégez. Où alors tu es le début de la police de l'Invisible ? La brigade du paranormal. La section d'assault des esprits maléfiques. En fait ça existe déjà, au niveau international, au Vatican, depuis un ou deux mille ans. Il paraît qu'ils recrutent en ce moment ? Ça t'intéresse ? Le salaire, c'est genre... la vie éternelle ! Tu as pas de micros, si ?
Et elles rient. Elles sont contentes de s'être trouvées. Juste un peu de I. Pas encore de S. Mais le A commence à germer entre les deux.
Annotations