89 - Les révolutions
Dans les années 50, les gouvernements tombent les uns après les autres. Les sociétés parallèles, plus ou moins secrètes et occultes, s’allient pour la survie temporaire de l’espèce. Perpendiculairement à ça, l’Invisible trace la tangente sur la ligne droite du temps. Pour ceux qui y ont accès, le passé et le futur se connectent à leur présent. Parfois, la tangente touche une autre ligne droite et une trace de leur connexion apparaît dans chacun des univers. Les destins de Djibril, fils de deux immortels et Gabrielle, petite fille d’Aline, se croisent et se mêlent pour laisser cette trace : leur bébé. Mais rien n’arrive sans la dérivée de la tangente, une âme blanche revenue d’entre les limbes et qui hante Aline une grande partie de sa vie. Cette dérivée provoque la connexion. D’abord dans l’hélicoptère de la mission en se connectant à Gabrielle, ensuite en lui rendant la bague et en prononçant ces sept mots :
- Il vous aime. Ne faites pas ça.
La princesse Frances, 16 ans, est la première monter dans l’Évolution 5-E, poussée par sa mère la princesse Charlotte et tirée par Gabriel qui la récupère dans ses bras avant de l’installer et la brêler. Elle repense souvent à ce moment. La fin de la couronne dans les bras de Gabriel. Cet instant là où elle sent la bascule de son destin. Un tableau qui s’efface, oublier ses origines, construire le futur. Qui est ce Gabriel ?
Dans le salon public à l'étage des invités, je lui explique :
- Je suis le fils de Patrice, un ingénieur chimiste et Natacha, une pharmacienne. Mon grand-père paternel est le Père Simon qui a eu deux enfants, Djibril et Simone, d’une première liaison avec Marwah, la deuxième fille de l’évêque. Maintenant le Père Simon est avec Suzanne Coblenzer, la première fille de l’évêque, d’un autre lit, avec qui ils ont eu Tinaïg. Je suis né en même temps que Gabrielle, elle est d’une autre lignée, c’est la fille de Aurélie et Noël, le fils d’Aline.
- Alors toi et Gabrielle ?
- Non, pas du tout. Bizarrement on n’a jamais été vraiment proches. Mais elle est très bizarre.
- Tu as été proche de qui jusqu’à présent ? Réellement.
- C’est un secret. Parce que ce n’est pas très… moral.
- C’est encore en cours ?
- Non, elle est avec quelqu’un d’autre maintenant. Mais notre histoire a été forte et intense. C’était pour elle et moi notre premier contact avec l’Amour. C’est inscrit en nous. On ne s’oubliera jamais. Elle a même tatoué mon nom sur elle, même s’il n’est pas visible du premier regard, il faut se concentrer sur une couleur de fleur pour lire le nom de celui qui l’a défloré. Tu vas la croiser, des fois on aperçoit des motifs sur ses avant-bras. Elle a un grain de beauté près de ton sein droit, on le voit dans son décolleté, j'adore sa coiffure, ses cheveux longs et courts, sa frange, la couleur chocolat au lait de ses cheveux, la façon dont elle les attaches avec des rubans colorés, j'aime ses yeux noisette, son regard malicieux, ses mains fines, sa taille, la douceur de sa peau, j'aime sa voix un peu autoritaire, tu comprends ?
- Non, pas tout, mais je ressens que tu l’aimes beaucoup.
- Elle me manque beaucoup. Mais plutôt que de vivre l’impossible, elle a décidé de se libérer, de me libérer pour vivre d’autres possibles. Elle est tellement forte et courageuse, mais trop lucide aussi, dommage pour moi. » Elle pose sa main sur la mienne, me regarde et annonce : « Moi aussi j’ai vécu un premier amour pas moral. Un cousin, germain, beaucoup plus âgé, marié, c’était l’année dernière. C’est fini bien-sûr.
Je lui pose ma main sur la sienne, on se regarde et on sourit.
Au fil des jours, ma proximité avec Frances ne passe pas inaperçue. Je rentre de mission d’entrainement avec Noëlle, elle est épuisante comme instructeur. Mais bon, il parait que je suis prêt pour un vol en solo… Apprendre par moi-même, comme elle dit. Je vais faire une bonne sieste avant d’aller retrouver Frances. Je trouve le couloir encore plus long que d’habitude. J’entends derrière moi :
- Salut !
- Simone ? Alors , comment ça se passe avec Abi ?
- Ça se passe. Et toi, avec la jeune princesse ?
- C’est … différent.
- Tu me manques.
Sa voix tremble, une larme coule sur sa joue. Je me jette dans ses bras, elle me tire à couvert, derrière une armoire et m’embrasse passionnément, puis, évitant mon regard elle me chuchote à l’oreille :
- Adieu mon amour.
Et elle part en pressant le pas, sans se retourner. Je reste là, sous le choc, avec son goût de framboise dans la bouche, ses bonbons préférés. Je m’assois par terre, je pose mon dos contre l’armoire et je pleure, en silence. C’est fini. Un proverbe chinois me vient à l’esprit :
- Avant de faire la Révolution, réforme ton cœur.
Je me relève, je regarde d’un côté du couloir, puis de l’autre. J’essuie mes larmes. Me voilà à la croisée des chemins. Je me décide et je vais d’un pas nouveau vers le salon public des invités.
Le soir même, Abi nue dans son lit, admire Simone à côté d’elle, tout rêveuse :
- Ça va ma petite biche ? Tu as l’air toute chose. Je n’arrive pas à lire en toi. Il est arrivé quelque chose d’important dans ton cœur aujourd’hui. J’ai le droit de savoir. Dis-moi bichounette.
- J’ai revu mon premier amour.
- Ah bon, tu n’es pas vierge ?
- Ha ha … En fait, il a retrouvé quelqu’un lui aussi. Alors on s’est vraiment dit adieu cette fois. Et j’ai pleuré sur notre amour perdu. Trois années de passion secrète, interdite.
- Interdite ? Trois ans ? Les vacances d’été en Normandie ? Le Mont Saint-Michel. C’est là que tu as fait ton premier tatouage. Tout s’explique. Mais tu avais à peine 14 ans ? C’est qui ?
- Quatorze ans et demi. J’ai un tatouage avec son nom, regarde sur mon épaule, tu vois le rosier multicolore ?
- Oui ?
- Tourne la tête sur ta gauche et concentre-toi sur la couleur rouge. Tu arrives à lire ?
- Ga… Gabriel. Gabriel ? Mais c’est ton cousin ou un truc du genre, non ?
- C’est mon neveu, je suis sa jeune tante.
- C’est trop mignon. Mais pourquoi le tatouage là et penché ?
- Je lui ai fait découvrir l’année dernière, à notre anniversaire de première fois, dans notre position préférée.
- Simone, petite cochonne. Et qu’est ce qu’il a dit à ce moment là ? Je t’aime ?
- Non il a dit Arrrgueu !...
- Il a joui ?
- Oui.
- Quelle belle histoire. Ne pleure pas, je suis là et je t’aime. Mais au fait, il a rencontré qui ?
- La princesse.
- Non ? Charlotte !
- Mais non idiote, Frances.
- Ouf.
Ce même soir, Frances s’échappe de son salon confiné pour retrouver Gabriel dans sa chambre. Aucune alarme ne se déclenche. Elle toque, 1 coup, 2 coups, 3 coups, au rythme de l’hymne britannique. Il ouvre, elle rentre, elle colle son dos contre la porte pour la fermer et il l’embrasse. Un peu plus tard, toute transpirante, les habits déchirés, à terre, elle cherche son visage pour le regarder :
- Mon prince !
- Ma princesse ?
- Mon arrière-grand-mère n'a vu son prince que treize fois entre leur première rencontre et leur première fois. Je crois qu'on a fait encore mieux. Sinon, ça veut dire quoi Arrgueu ?
Pendant ce temps la Norvège prête allégeance à Greta, ainsi que la Finlande et une partie du nord de l’Allemagne. Étrangement, en Italie, à Rome, tout est calme, surtout autour du Vatican sous un mètre de neige. Aucune nouvelle du reste du monde, même sur les ondes courtes de la radio. Par prudence, personne n’ose se signaler.
Ce samedi, c'est tea time sous la tente au sommet du donjon en l'honneur de notre nouvelle membre, Frances qui est venue main dans la main avec Gabriel. La princesse fait le tour pour dire bonjour à tout le monde, certaines font la révérence. Frances discute un peu plus longtemps avec Simone avant de s'asseoir à côté d'elle. Que se disent-elles ? Moins de 13 minutes plus tard elles sont déjà amies et s'échangent leurs boucles d'oreilles. Frances est contente de se séparer des siennes, offertes par son cousin. Simone lui dit :
- Mine are from my mother, welcome in the family.
Les cousines inséparables Solène et Aurélia, viennent me voir :
- Pauline, on s’est faites doublée par la petite Tina. Les jeux sont faits. Ils sont tous pris.
- Le prince charmant n’existe plus. Même dans le château des réfugiés les mâles sont tous malades, ils vont surement y passer. C’est le début de la fin. Mais ne vous inquiétez pas les filles, on ne sera pas trop de trois pour venir à bout de ce que Lisa m’a donné. Des trucs qu’elle était censée utiliser dans l’espace quand elle était coincée dans la station. Venez ce soir à 22h30 ma dans roulotte, je vous montrerai.
Je vis dans une jolie roulotte en bois, la décoration intérieure est très chaleureuse, des couleurs partout, plein de coussins et de couvertures, une fausse cheminée à rayonnement, des odeurs relaxantes et une douce musique celtique en fond sonore. Les chats vont et viennent. Les cousines arrivent. Je leur montre la malle noire. Abracadabra, je l'ouvre et elles se penchent pour regarder : «
- Des sex toys ?
- Il y a même des lubrifiants.
- Et des piles.
- C'est des accus. Il y a un chargeur.
Simone
Cette nuit là, blottie contre Abi, je me rappelle. Trois ans plus tôt. En Normandie. Stage de survie. Plutôt du camping sauvage. Je suis rassurée d'être tombée en binôme avec Gabriel. Confiante. La famille. Même si je ne suis pas très sympa avec lui. Je le prends un peu de haut. Il a beau être plus âgé, je suis sa tante. Mais bon, je ne suis pas cool. Et il encaisse. Sans broncher. C'est un gentil en fait. Il était tellement insupportable quand il était enfant. Mais bon, là, je me sens bien avec lui, détendue. Je suis même attentive et bienveillante. On monte la tente dans la bonne humeur, sans tension, en riant des erreurs de l'autre quand il manque un élément. Au final, on installe notre nid douillet et on fait un petit feu car il commence à faire frais. Ça ne nous réchauffe pas assez alors on se rapproche et on se prend les mains, les bras et le reste. On regarde les flammes et il chante doucement. Je l'accompagne. À la fin de la chanson on se regarde et on sourit. Je ferme les yeux. Il m’embrasse. Pourquoi je ne réagis pas ? Pourquoi je ne le repousse pas ? Pourquoi je ne m'enfuis pas en courant ? La magie de l'instant ? Du coup ça m'a donné plein d'idées. Et lorsque je me suis préparée pour dormir, sous mon grand tee-shirt recouvert d'une polaire, j'ai enlevé ma culotte. Et dans le nid contre lui, bien au chaud, je le caresse de l'intérieur de mes douces cuisses sur son léger caleçon qui commence à réagir. Puis je remonte l'embrasser pour lui demander si je peux toucher mais mes mains partent déjà en exploration. Un fest-noz de caresses et quelques fluides échangés, sans plus mais le lendemain, dans la visite de l'église Saint Pierre du Mont Saint Michel, on prend un peu de retard sur le groupe et on se réfugie dans le confessionnal témoin de mes gémissements et de mes cris, pardonnez moi parce que j'ai péché, ceci est mon sang livré pour vous, j'ai dû y laisser quelques gouttes sur le siège en bois, entre autres semences. C'est le début de notre histoire. Lorsque le groupe termine son tour et qu'il repasse, nous nous intégrons discrètement à sa suite en se risquant à un baiser volé. Le soir même avant de recommencer, il enlève sa chaine en or qui retient sa croix de communion et me les met autour de mon cou en m'embrassant. Abi m'arrache à ce souvenir en commençant à ronfler. Je porte ma main à mon cou. Elles sont toujours là. Je descends ma main entre les fesses d'Abi et après quelques caresses, elle cesse de ronfler et je m'endors en pensant à ces aventures amoureuses et sexuelles, je suis passé d'une révolution à une autre.
Et les révolutions les plus significatives sont celles de cette jeune génération qui prend le relais pour la fin du monde., l'extinction de masse, la gynecène. Tous les anciens sentent bien que ce n'est plus de leur ressort, que l'Invisible a changé de camp. Même Greta le sens, le sait et va réagir en conséquence.
L'Amour n'a pas toujours existé. S'il perd son hôte, comme les âmes il va disparaitre dans le néant. Il est pourtant partout, mais s'il n'y a plus personne pour le voir alors c'en est fini, pour lui mais pour l'Invisible aussi. Même si l'humanité persiste d'une façon ou d'une autre, si ses membres arrêtent de percevoir l'amour, de le ressentir, alors c'en est également fini de l'Invisible. C'est ce que Greta redoute également. Dans sa culture froide beaucoup de personnes autour d'elle se sont déjà éteintes. Elle s'efforce d'être réceptive au maximum à l'amour qui diminue en intensité autour d'elle. Elle a l'impression de s'entourer petit à petit de zombies insensibles et aveugles. Elle les reconnait bien, elle en a été un pendant de longues années, elle s'est même accrochée à son autisme pour en sortir, pour entraîner les foules, pour parler au monde indifférent. Pour ne pas sombrer à nouveau elle prend son traitement expérimental, qui la rend plus humaine, plus sensible à tout et surtout à l'amour qu'elle absorbe, dont elle se nourrit, qu'elle fait grandir en elle et qu'elle veut transmettre au futur, à l'avenir, à la jeune génération qu'elle n'est plus depuis longtemps. Greta veut faire sa révolution de l'Amour et l'Invisible auquel elle a accès va l'aider dans son ultime mission.
Quand Patrice alias Le Pasteur arrive au couvent, Phoebe alias Sœur Adélaïde est déjà à son poste. Elle ne lève pas les yeux de ses documents quand il entre dans le bureau. Sans un mot, il s'approche et pose un joli petit vase en porcelaine contenant des paquerettes roses comme le motif peint dessus :
- Joyeux anniversaire, Adé. 15 ans de carrière depuis le jour de tes vœux !
- Merci Pat. C'est gentil. C'est joli. Un peu, à la folie ou pas du tout ?
- Tendresse absolue.
Phoebe se lève pour étreindre et embrasser le pasteur, en ayant un œil sur la porte au cas où le Père Simon ou Marwah se présentent.
- J'y compte bien. Le Vatican aussi. Je suis assigné à ta surveillance jusqu'à nouvel ordre. Après, on verra.
- Tu sens bon.
- C'est l'odeur du désir charnel. Je suis une femelle en rut. Je veux me mélanger à ta lignée. Nous sommes au delà des conventions, dans l'Invisible, dans l'Absolu de tes petites fleurs. Butine-moi.
- J'adore tes prières. On y ressent toute la passion des catholiques.
- Je vais mettre ma robe blanche et bleue. On va jouer à Joseph et Marie.
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