Deuxième Épisode : Les Chats de Gouttière

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Un coup, un bruit, un murmure, et puis, en un instant, plus rien. Dysill, qui avait pourtant l'habitude de ce type de combat de rue avait été battue par des adversaires bien trop forts pour elle. En se réveillant au beau milieu de la ruelle, elle s'étonnait d'être encore en vie. Comment avait-elle pu s’en sortir, cette fois ? Nombre de malfrats et d'agents de milice avaient essayé de la tuer ces dernières années. Et là, alors qu'un gros bonhomme et qu'un muet l'avaient enfin neutralisée, ils l'avaient laissé vivre sans rien lui extorquer d’autre que l’objet qu’elle leur avait volé.

Elle sentait qu’elle avait toujours quelque chose dans la main, comme un petit morceau de bois. Visiblement, c'était un petit coin du casse-tête qu'elle avait dû arracher sans le faire exprès. Bien sûr, il était trop petit pour donner une indication précise.

Tout ce que l'on pouvait y lire, c'était le mot« Laydear ». Le morceau de gravure qui se trouvait en dessous avait l’air de représenter une côte au bord de la mer. C'était visiblement une étape du chemin pour se rendre à destination. Dysill regarda attentivement le petit cube et le rangea dans sa poche. Elle essuya le sang qu’elle avait sur le nez et souffla un moment pour reprendre ses esprits.

Sur le chemin du retour, ses pensées se bousculaient pour la première fois depuis longtemps. Qu'allait-elle faire, maintenant ? Non seulement Gath existait, mais elle avait maintenant une idée d'où le trouver. Cela ne reposait pas sur grand-chose, mais si elle avait une chance même infime de trouver des réponses à ses questions, elle se devait d'essayer.

Elle escalada les clôtures qui bordaient le grenier où elle vivait et se hissa sur le rebord de la fenêtre. En entrant, elle laissa s’échapper un petit gémissement de douleur. Ses jambes lui faisaient encore mal, et l’un de ses genoux avait sérieusement ramassé pendant la rixe.

Il y avait encore dans cette pièce de nombreux objets qu'elle entassait larcin après larcin. Un matelas poussiéreux et un petit duvet trônaient au milieu de l'abri au toit troué. Elle s’y allongea avant de pousser un soupir de soulagement.

Après qu’elle eut dormi un moment, un chat qui passait par là vint se frotter à Dysill, qui le caressa.

- Tu ferais quoi toi, hein ? P’tit gars…

Elle regarda à travers le trou dans le toit et vit que le ciel commençait à se couvrir. Il allait sûrement bientôt pleuvoir. Elle se leva et regarda la ville s’agiter depuis son balcon.

Elle se tint debout de longues minutes. Ne ferait-elle pas mieux de rester ici plutôt que de se lancer dans l'inconnu, à la recherche d'un homme qui n’était peut-être même pas ce que l’on disait de lui ? Elle était chez elle, ici. Andaria était la seule maison qu'elle ait jamais eu. Alors, elle se tourna vers la fenêtre et contempla l'étendue de la cité argentée. Qui aurait cru que les premiers mineurs de cette région construiraient des édifices qui frôleraient le ciel ? Qui aurait cru que leurs fils, et les fils de leurs fils auraient l’audace de continuer leur œuvre et de faire de cette petite plaine le centre du monde ? Comme quoi, il suffisait juste d’un peu de temps et de sueur pour qu’un empire naisse, et un peu de bêtise pour qu’il meure.

C'était décidé, elle avait moisi ici trop longtemps. Alors elle saisit une vieille sacoche qu'elle avait récupéré et y rangea en bazar toutes ses affaires. C'est sans regret qu'elle s'apprêtait à quitter la ville, mais ça n'allait pas être chose aisée. Il allait lui falloir pallier toute éventualité. Pour commencer, elle devait s'assurer de pouvoir boire et manger. Le voyage allait être long, et il ne lui était pas garanti de trouver des auberges tout le long de la route. Ensuite, elle devait trouver l'endroit exact où elle devait se rendre.

Laydear, au bord de la mer. C'est tout ce qu'elle savait pour le moment. L'idéal aurait été de retrouver Lurian et le colosse , en tentant cette fois de ne pas s'attirer leurs foudres, mais cela risquait d'être chose impossible dans une ville aussi gigantesque. Non, il lui faudrait s’informer ailleurs : chez le seul homme de science qu'elle connaissait, là où elle avait passé les premières années de sa vie. Seulement, si elle voulait lui rendre visite, cela impliquait forcément de passer par le quartier de la Porte Est. Malheureusement, elle avait encore quelques mauvaises connaissances, là-bas.

Tant pis, elle devait essayer. C'était la première fois depuis longtemps qu'elle avait une occasion de donner un sens à sa vie. Elle empoigna alors son sac et se jeta par la fenêtre, s'accrochant à un réverbère duquel elle glissa pour atteindre la terre ferme. Le voyage risquait d'être long, car se frayer un chemin jusqu'à la porte Est depuis l'endroit où elle se trouvait pouvait prendre des jours entiers de marche.

L'homme chez qui elle se rendait s'appelait Edmond, c'était un sympathique vieillard qui faisait autrefois partie de la troupe de bandits qui recueillirent Dysill.

C'était un homme rusé, sage et avisé qui avait appris les lettres et les sciences du temps où sa famille n'était pas encore tombée dans la ruine. S'il était devenu l'un des plus grands voleurs de l’Andar dans ses jeunes années, c'était tout de même un homme au demeurant bon et généreux.

C'est lui qui trouva Dysill, alors qu'elle errait dans les rues, mourant de faim. C’était une petite fille à l'époque, elle n'avait que quatre ans, et Edmond était celui qui lui avait offert du pain à l'heure où tous se battaient pour une bouchée. Mais il était loin de la traiter comme une petite fille modèle. Chaque jour, il la formait au combat, au vol et à l'escroquerie. Il lui apprit la lecture, l'écriture et l'arithmétique afin qu'elle puisse se débrouiller seule plus tard.

Mais elle n'était pas sa seule protégée. Duncan, un ancien chevalier du Nord déserteur avait également trouvé refuge auprès d'Edmond. Sally et Lucas, un jeune couple de rebelles, s'étaient retrouvés au bagne pour avoir fait sauter l'un de ces nouveaux chemins de fer, et c'était Edmond qui les avait aidé à s'évader. Et puis, il y avait Adrian, la flèche, un autre enfant des rues qui n'avait connu que la survie et la violence. Ses parents avaient été tués à cause des dettes qu'ils devaient à Edward Sica, homme d'affaires et chef d'un groupuscule d'assassins qui sévissaient dans la région. Âgé de deux ans de plus que Dysill, il était déjà un combattant hors pair qu'elle admirait beaucoup.

Tous étaient des rebuts, des erreurs que le monde cherchait à effacer. Edmond avait rétabli une part de leur dignité et fait de chacun d’eux une force de la Cité.

Ensemble, ils formaient la bande des Chats de Gouttière. Quand Dysill repensait à cette époque, elle ne pouvait s'empêcher de sourire. Mais les souvenirs si doux de ceux qui auraient pu être ses frères et sœurs étaient maintenant si amers.

Elle se rappelait encore cette soirée d'automne, 6 ans auparavant. Tout le monde s'était regroupé autour d'un feu de camp dans le petit square abandonné qui leur servait de point de rendez-vous. Lucas et Sally partageaient en s’enlaçant le fauteuil troué qu’ils avaient installé ici, l'un ne cessait de chuchoter des secrets à l'oreille de l'autre, et ils se mettaient à pouffer de rire. Duncan, au naturel silencieux, aiguisait son épée assis sur un petit monceau de bois.

Ce jour-là, Adrian et Dysill s'étaient chamaillés pour une histoire de montre à gousset. Ils se tenaient chacun d'un bout à l'autre du parc. C'étaient de vraies têtes de mules.

- Mais lâche-moi avec ça, j'te dit que j'y ai pas touché, à ta babiole, lança Adrian.

- Arrête de mentir, je t'ai vu la casser, tu l’as fait exprès ! rétorqua Dysill.

- Et alors ? Tu peux t'en voler une autre, non ?

- Tu parles ! T’es juste jaloux parce que t’es pas capable d’en voler une plus belle !

- Un peu de calme, les enfants, envoya une voix fatiguée. Edmond, qui était parti la veille, venait à l'instant de rentrer. Il marchait avec une canne.

- Edmond ! dit la petite Dysill, Adrian m'a piqué ma montre et l'a cassée !

- Tu en voleras une autre, ma fille.

Adrian sourit à Dysill, tout fier de sa petite victoire. Elle alla bouder dans son coin, alors qu'Edmond posa sa canne pour s'installer près du feu et le laisser réchauffer ses mains glacées.

- Alors l'Ancien, du nouveau, au Nord ? lui demanda Lucas.

- Oui, lui répondit-il après un long silence, les affaires pourraient être bonnes, pour une fois. Nous avons un client.

Lucas écarquilla alors les yeux.

- Quoi ? C'est vrai ?

- Oh, chic, chic ! répondit Dysill, qui avait tout entendu.

- Ça faisait une éternité, ça nous fera un peu d'exercice, lança Adrian.

Duncan cessa de polir sa lame et s'adressa directement au vieillard.

- C’est quel genre de travail, Edmond ?

- Le genre qui rapporte. Assez pour quitter cette ville de malheur.

- Quoi ? T'es pas sérieux, si ?! s’étonna Sally.

Après tout, la synergie du groupe avait beau être bonne, les Chats étaient loin de rouler sur l’or.

- On ne peut plus, Sally... Seulement, pour ça, on doit rendre visite à Edward Sica.

- Sica ? lança Adrian d'une voix tremblotante. Est-ce qu'il nous faut... le tuer ?

- Non, Adrian, répondit le vieil homme. Si nous avons été embauchés, c’est pour nous introduire chez lui. Une fois là-bas, il nous faudra voler quelque chose. Le Cœur de Caldis : c'est ce que veut notre client.

Tout le monde se tut.

- Ah oui, quand même… dit Lucas. Je sais pas si t’es au courant, pépé, mais c’est pas de la tarte, ton affaire.

- Le cœur de qui ? demanda Dysill.

- C'est un objet deighite, Dysill, répondit Duncan. Autrefois, il était en possession de ma Confrérie. J'ignore comment il s'est retrouvé là.

- A quoi est-ce que ça ressemble ? poursuivit Lucas.

- On m’a parlé d’une petite pierre violette, pas plus grosse qu’une noix, mais brillante de mille feux, leur dit Edmond, vous ne pourrez pas vous tromper. Dès que nous l’aurons récupérée, nous la remettrons aux commanditaires ici-même, dans ce parc.

- Il t’est donc si facile de croire que nous allons entrer et sortir de la demeure de Sica ? demanda Duncan.

- Je reconnais que ce ne sera pas chose aisée. C'est pour cela que nous devons mener l'opération tous ensemble.

- A cent, ce serait déjà un miracle qu’on y arrive sans pertes, alors à cinq… murmura Sally.

Lucas se leva pour jeter un petit morceau de bois dans le feu et, de l’autre côté de la flamme, il regarda le vieil homme avec confiance.

- Si tu nous proposes un coup pareil, c’est que t'as un plan d'attaque, l'ancien. Je me trompe ? lui dit Lucas.

- Dans le mille, lui répondit-il en souriant.

- On peut savoir lequel ? demanda-t-il.

- Je vous en donnerais les détails demain. Nous passerons à l'attaque vendredi. D'ici là, reposez-vous, vous avez quartier libre.

Duncan rangea son épée et emboîta le pas. Le reste de la troupe quitta le petit square, à l'exception d'Edmond et d’Adrian qui resta sur place. Il n'avait pas dit un mot depuis que le nom de Sica avait était prononcé.

- Je sais ce que tu penses, Adrian. Mais c'est non, dit l’ancien.

- Et pourquoi ? Maintenant qu'on sait où il se terre, c'est le moment idéal, non ?

- Les Chats de Gouttière ne sont pas des assassins. Fais-toi une raison.

- Quoi ? Hypocrite ! T'as sûrement du tuer un paquet de types, alors viens pas me faire la morale ! Est-ce que t'imagines le nombre de gens qu'on pourrait épargner en lui tranchant la gorge ?

- Il est inutile de ressasser les erreurs du passé, Adrian. Tu ne gagneras rien à essayer de décider qui doit vivre ou mourir.

- Et toi, tu gagneras rien à m’expliquer ce que je dois faire. T’es ni mon père, ni ma mère, alors si je dois le tuer, je le ferais avec ou sans ta permission.

Edmond saisit alors sa canne et se leva brusquement de son fauteuil. Il s'approcha d'Adrian.

- Très bien, alors étripe-le. Fais-toi plaisir. J’ai hâte de voir ce qu'il adviendra de toi ensuite, Adrian. Quand tu l’auras tué, que la nouvelle se répandra, et que tu deviendras celui qui a assassiné Sica.

- Ça me va très bien.

- Et puis, tôt ou tard naîtront des rumeurs à ton sujet. Tu n'auras pas mis à mort n'importe qui, alors ne t'attends pas à te faire des amis. Au mieux, ils auront peur de toi, au pire, ils te traqueront sans relâche, et ils te tueront de vengeance ou de jalousie. Tu seras devenu le nouvel ennemi public numéro Un.

- Je dois rester dans l’ombre toute ma vie ? A ruminer ma haine et ma frustration jusqu’à ce qu’elles me dévorent ?

- Je n’ai pas dit ça.

- Alors quoi, Edmond ? Qu’est-ce que je peux faire?

- Vole-le, dupe-le, épuise-le. Mets ses nerfs à vif, entrave chacune de ses avancées, pousse ses hommes à la trahison. Rends-le impuissant devant toi. Alors il va vieillir, se ruiner et se décrépir. Il ne sera plus qu'un moins que rien, il finira ses jours dans l'oubli, et personne ne se rappellera quelle menace il représentait. Là, tu riras le dernier, et nous serons tous là pour rire avec toi. Je ne peux arrêter ta vengeance, Adrian, mais fais-le judicieusement. Tu n’es pas un tueur… Tu es un chat de gouttière.

Les larmes perlaient sur les joues du garçon, qui baissait les yeux devant son père adoptif.

- Je, je suis désolé Edmond, je voulais pas te manquer de respect… Mais j'ai mal.

Edmond s'agenouilla pour se mettre à la hauteur du garçon.

- Je sais.

- Ils me manquent.

Il enlaça alors le jeune Adrian et caressa ses cheveux bruns.

- Je sais.

Adrian, s'il souffrait, ne pouvait qu'être reconnaissant d'avoir trouvé en la personne d'Edmond toute la sagesse et la tendresse dont il avait besoin.

- Tu ferais mieux d'aller te coucher, nous aurons du pain sur la planche, demain matin.

- Oui, Edmond.

Le garçon quitta alors le square à son tour, laissant le vieil homme se rasseoir pour se réchauffer au coin du feu.

- Tu peux sortir de ta cachette, maintenant, dit le vieillard.

- Ah, je suis repérée, répondit Dysill qui s'était cachée pendant l'altercation.

- C’est moi qui t’ai appris à te cacher, tu l’oublies ? Mais j'ai failli ne pas t'entendre, je te félicite.

Dysill s'approcha alors de la flamme dansante, avant de s’asseoir et de tomber sur les genoux d’Edmond, qu’elle enlaça.

- Et celle-là, tu l’as vue venir… ? demanda Dysill, toute contente.

- Et bien, si ç’avait été un coup de couteau, je serais mort, pour sûr ! répondit-il.

Le feu était agité dans tous les sens par les vents contraires qui soufflaient en ce moment même. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un homme perdu, cherchant son chemin à travers les airs.

- Dit, Edmond, c'est vrai qu'on pourra partir d'ici quand on aura assez d'argent ? demanda Dysill.

- Oui, ma fille, nous partirons.

Il marqua un temps de pause avant de lever les yeux vers le ciel, puis il regarda Dysill dans les yeux.

- Nous achèterons une petite ferme dans le Sud. Là-bas, Sally et Lucas pourront y élever leurs enfants convenablement. On essaiera de trouver une colline, pour être les premiers du coin à voir se lever le soleil.

- On aura des vaches, Edmond ?

- Oh, oui, des vaches et des chèvres, des dizaines de chèvres !

- Trop, trop bien ! lui répondit Dysill

- On fera pousser des arbres et on vous construira une cabane, à toi et à Adrian. On plantera des fruits et des légumes et on se lèvera le matin pour aller nourrir les bêtes. En plus, nous serons assez loin de Deighe pour que la Confrérie des chevaliers ne vienne pas réclamer Duncan. Nous serons libres.

- Alors, on ne sera plus obligés de voler ?

- Non, Dysill. Plus jamais.

- Edmond ?

- Oui ?

- Je t'aime.

La nostalgie est un sentiment d’idiots et de fous. Malgré la peur et la douleur, on ne retient toujours que le meilleur de ce qui a été. C'est lorsque le temps est derrière nous qu'on lui trouve un goût plus sucré. Ça y est, Dysill était arrivée dans ce quartier où elle avait passé son enfance. Elle était de retour à la maison, à deux pas de ce square où ils avaient décidé d'un plan d'attaque, six ans plus t

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