Episode Final : Maison

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Trois mois s'étaient déroulés depuis l'affrontement contre Ensh'Idai, et Dysill, Keldan et Lurian vivaient encore chez Kyundo. Bien sûr, ils ne pouvaient pas l'assister beaucoup dans sa tâche. Dysill avait bien récupéré de ses blessures et pourrait bientôt enlever le plâtre que Kyundo lui avait confectionné. Lurian avait subi de très sérieux dommages qui auraient pû être irréversibles si Kyundo ne l'avait pas opéré. Tous pouvaient dire merci à Gath de lui avoir transmis sa science. Il passait encore la journée dans un fauteuil roulant, le temps que ses muscles et ses os reprennent du tonus. Pour ce qui est de Keldan, il avait définitivement perdu son bras.

Bien sûr, cela ne le réjouit pas. C'était un porteur après tout, et il ne pourrait plus jamais exercer sa profession. Kyundo savait très bien qu'il faudrait une prothèse extrêmement résistante pour supporter ce genre de travail. Alors il en fabriqua une, et après trois mois, sept essais et beaucoup d'aide de Dysill et Lurian, ils purent lui offrir. C'était un superbe appareil qu'il pourrait régler à l'aide de molettes sur les côtés. Celles-ci qui lui permettaient de bloquer ou débloquer chacune de ses articulations.

On ne peut pas non plus dire qu'il était très enchanté à l'idée de porter ça, mais il était reconnaissant d'avoir droit à des amis qui lui avaient accordé autant de bons soins.

Aujourd'hui, c'était le grand jour. Les Morfales allaient rentrer chez eux. Kyundo les avait aidés à empaqueter leurs affaires et avait même fait sécher de la viande salée pour qu'ils puissent l'emporter.

- Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas venir ? demanda Dysill.

- Que ce soit à Andaria ou à Khenas, d'ailleurs, continua Keldan. Vous y seriez le bienvenu.

- C'est tout réfléchi, Keldan. Je reste ici. Je dois continuer de veiller sur Laydear.

- Vous êtes frustrant, Kyundo ! dit Dysill.

- Quoi ? répondit Kyundo avec étonnemment, alors que les autres riaient.

- Ouais... Vous êtes un vrai monolithe ! Vous dites jamais rien de plus que "c'est bien", "c'est pas bien", "je vais faire ci", "je vais faire ça". On sait jamais ce que vous pensez !

- Comment ça ? Je... Et bien...

- Tiens, par exemple, vous pensez à quoi, tout de suite ?

Kyundo regarda un à un les trois adolescents qui semblaient vouloir le savoir. Il sourit, en voyant que malgré la fatigue et les blessures, tous avaient un coeur qui battait bruyamment.

- Ce que je pense, les Morfales, c'est que vous avez de l'appétit.

Tous enlacèrent alors sans sommation Kyundo, qui les serra lui aussi dans ses bras. Il se souvient de l'éclat du rire de Gath lorsqu'il lui faisait la même chose, mais éclata en larmes en se demandant comment il était possible d'avoir eu le privilège de s'occuper de ces trois-là.

Après un instant, ils commencèrent à charger les sacs sur leurs dos. Keldan avait pris le soin de s'équiper du plastron d'Ensh'Idai pour apporter aux siens la preuve qu'il avait été vaincu. Après de longs adieux, ils descendirent la pente qui les avait menés ici.

Et alors que Dysill se retournait pour observer la vieille bicoque qui s’effaçait à l’horizon, elle vit que le sel commençait encore à gêner les yeux de Kyundo. Il était sur le point de rentrer, sans doute pour aller surveiller ce qu'il avait mis sur le feu.

"Et maintenant, qui est-ce que tu es ?" se demandait-elle à elle-même.

Dans ce cas-ci, si l’on est Dysill, on se met à courir de tout son saoûl pour sauter d’un bond sur ce gros rocher, tordu par les affrontements.

Si l’on est Dysill, on lâche un hurlement de tous les diables. On en fait fuir les oiseaux camoufleurs et les corbeaux. On crie comme un ouragan n’oserait pas crier. Et on se tait.

Si l’on est Kyundo, on se retourne et on regarde qui a crié. On voit le sourire d’une personne que l’on aime. Ses larmes, son courage, son cœur. On la voit ouvrir la bouche en distinguant à peine ce qu'elle essaie de dire.

- Vis à en gerber.

Le retour jusqu'à Andaria se fit sans encombre. Cette fois-ci, pas de guerrier ni de bête étrange. Ils étaient passés chez madame Toli et son mari Rukio pour leur dire qu'ils partaient de chez leur "oncle". Bien sûr, Dysill leur avait dit de garder l'oeil, au cas-où ils apercevraient une ombre solitaire, au loin, sur la falaise.

Et puis, pour respecter la volonté d'Anat, ils ne rentrèrent pas à l'intérieur du village Gyteps. Malgré tout, ils passèrent sans le savoir devant un grand champ de fleurs qui avait, selon les habitants des lieux, poussé en quelques jours. Et puis, ils traversèrent à nouveau les steppes de l'Andar, Chaill, et partout où ils allaient, ils ne voyaient pas l'ombre d'Esvet le vagabond.

Et puis, après avoir passé les grandes étendues marécageuses qui se trouvaient au Nord de la Cité-Monde, ils arrivèrent devant la porte Est, là d'où ils étaient partis.

- On va plutôt contourner les murailles, j'aime pas trop cette ville, lança Keldan.

- Crois-moi, tu perds pas grand chose, répondit Dysill.

- Et puis t'as vu les prix ? Ca coûte un bras !

- C'est glauque, comme blague, ça...

- Ouais, je sais.

Et alors que l'ambiance redevenait silencieuse, personne n'osant partit le premier, Lurian fit signe à Dysill de faire attention à elle.

Elle lui tendit la main et attrapa la sienne, à la manière du signe "ami" qu'elle avait appris auprès de lui. Et puis, celui-ci saisit les doigts mécaniques de Keldan, avant que sa main gauche ne prenne la droite de Dysill. Ils placèrent tous leurs têtes l'une contre l'autre et ne dirent pas un mot. Après s'être lâchés, Lurian et Keldan commencèrent à partir.

"On se reverra vite !", signifia Lurian.

- Et où ça ? demanda Dysill.

- Là où il y aura du grabuge, tu nous trouveras, plaisanta Keldan.

"Faut l'dire, c'est notre vie, maintenant.", pensa-t-il.

Alors, les deux Khenasiens prirent la route pour rentrer chez eux. Lurian lui fit de grands au-revoirs de la main, mais Keldan n'osait pas se retourner, de peur de se mettre à pleurer.

- A plus, ma vieille. Dit-il en murmurant dans sa barbe.

- A plus, mon vieux. Répondit-elle sans le savoir, tenant dans ses mains la fiole qui contenait l'antidote d'Adrian.

Kyundo pensait aussi à eux, évidemment. Il avait hâte de les revoir, même si cela devait être dans dix ans, il voulait qu'ils reviennent pour lui raconter tout ce qu'ils avaient fait entre temps. Mais pour le moment, il avait une mission. Le soir même du départ des trois enfants, il s'arma d'un bol de ragoût et l'emmena au sous-sol. Ici se trouvait une cage de Dorma'Han, la roche dans laquelle était taillée l'armure d'Ensh'Idai. Il glissa le bol dans un petit interstice prévu à cet effet et commença à remonter les escaliers.

- Et si je veux prendre un bain ? demanda une voix à l'intérieur.

Kyundo ne répondit pas, mais s'arrêta dans son ascension.

- Pas mal, la cage. C'est à croire que tu la gardais pour des occasions comme celle-là.

- Elle a servi plus que tu ne le crois.

- Kyundo, c'est ton nom d'ici, si je me rappelle bien.

- Oui.

- Alors Kyundo, dit Ensh'Idai en s'aggripant aux barreaux de Dorma'Han, écoute-bien ce que je vais te dire. T'auras pas la paix. Jamais. Chaque seconde de chaque minute de chaque heure de chaque jour je t'emmerderais.

Il regarda longuement le meurtrier qui avait un visage si similaire au sien. Il savait ce que signifiait sa présence ici, et il comptait bien travailler à la maintenir ici aussi longtemps que possible.

- C'est moi qui t'emmerdes, Idai.

Keldan et Lurian traversèrent les plaines de l'ancien royaume d'Horizon et le désert de Fasach avant de se retrouver à nouveau dans la Mangrove. Ils étaient heureux de rentrer mais restaient sur leurs gardes au cas où ils auraient encore des combats à livrer.

Arrivés à Kyoran, la capitale de Khenas, ils pénétrèrent le palais royal sans se poser de questions. Tout le monde regardait ces deux énergumènes avec étonnement. Que faisaient un porteur et un gardien dans la demeure d'Ensh'Idai ?

Ils entrèrent alors dans la salle du trône et firent face à Sullivan, le vrai, cette fois-ci. Keldan jeta à ses pieds l'armure abimée d'Ensh'Idai et ne dit pas un mot. Il ne fit que se lever, regarder Keldan dans les yeux et partir nonchalamment. Il ordonna à l'un des gardes qui se trouvaient sur place de le conduire aux cachots. C'est là qu'il vit sa soeur et sa grand-mère un peu mal en point.

- Cyane ! Mémé !

Cyane n'en croyait pas ses yeux, il était là, de retour. C'était Keldan, vivant et victorieux. Quelques jours plus tard, la plupart des hommes de mains d'Idai avaient fui le pays en apprennant la nouvelle. Le peuple souhaitait nommer Keldan roi de Khenas mais il refusa l'offre, trop occupé à réinstaller sa soeur et sa grand-mère dans un environnement confortable. Il avait aussi annoncé à tous les Porteurs de Duong-ville qu'il était revenu. Par la suite, il avait raconté tout ce qui s'était produit en omettant toutes les histoires de Souffle, comme Kyundo le lui avait conseillé. Le jour où il le fit, le vieux Rodan le prit dans ses bras et le souleva d'une main.

- Keldan, fiston ! Qu'est-ce qu'on est contents, mais qu'est-ce qu'on est contents ! T'as vengé Soto !

De retour sur le sol, Keldan présenta Lurian aux porteurs.

- En fait, celui qui lui a mis le coup de grâce, c'est lui. Rodan, les gars, je vous présente le type le plus courageux que je connaisse.

Le soir, on fit une grande fête et Lurian devint très apprécié des amis et de la famille de Keldan. Bien sûr, il n'avait jamais goûté l'alcool de sa vie et ne le tenait pas très bien. On chanta des chansons, on mangea à déraison et on acclama les sauveurs de Khenas.

Le lendemain même, un homme déclara être le véritable roi de Khenas, et c'était vrai. Si Zéphyr premier avait été tué par Ensh'Idai, son fils avait réussi à fuir avec sa propre fille. Il fut réinstitué dans la foulée, mais Keldan ne l'aimait pas trop, après tout, ce n'était pas lui qui s'était bougé les fesses pour affronter Idai.

Keldan fut adoubé Seigneur du canton de Duong et Lurian devint l'héritier du Gardien Suprême qui se trouvait là le jour de la cérémonie. A sa mort, ce serait lui qui prendrait sa place et de ce fait, il retrouverait le droit à la parole. En discutant avec le souverain, il tenta de faire obtenir une place à sa soeur dans les assemblées du Gouvernement, mais celle-ci refusa. Elle souhaitait se faire elle-même connaître et graver les échelons en travaillant.

Rodiane, la grand-mère de Keldan mourrut non sans avoir laissé tout l'amour qu'elle avait pour ses petits enfants Keldan, Cyane...et Lurian. Elle ne l'avait pas adopté, mais celui-ci avait été d'une extrême gentillesse avec elle, et quand Keldan lui avait raconté toutes les fois où il lui avait sauvé la mise, elle ne pouvait s'empêchait de le considérer lui aussi comme l'un de ses enfants. Elle partit en paix, en voyant ce qu'ils étaient devenus.

Lurian resta bien sûr aux côtés de Keldan pendant quelque temps, et en retrouvant peu à peu la paix, ils se rappelèrent de Dysill, de Kyundo, et de tout ce qu'ils avaient vécu. Mais un jour, il leur fallut partir. Lurian était un gardien, après tout, et il devait regagner sa caverne.

Ils marchèrent longuement et dans le silence. Ils savaient qu'ils allaient se revoir, mais quelque chose se passait dans leurs coeurs. Ils auraient sans doute aimé rester un peu plus de temps ensemble. Arrivés près de la rivière où ils s'étaient rencontrés, ils aperçurent l'entrée de la petite caverne.

- Quelle histoire.

Lurian ne répondit évidemment pas. Keldan, quant à lui, ne savait même pas quoi dire. En fait, si, mais il ne le pouvait pas. Il pensait qu'il ne le pouvait pas.

- Et puis merde, tu veux que je te dise ? C'était plus que super. Perdre un bras c'est pas super, taper sur un homme serpent c'est pas super. Mais avec toi, ça l'a été. Tu comprends, ça ?

Lurian n'en revenait pas, Keldan avait vraiment prononcé ces mots sur le ton de la colère, comme s'il se donnait un coup de boost pour le dire. Et un long silence s'en suivit.

"Ou tu voudras et quand tu voudras. A la fin des temps, je serais toujours avec toi."

- Je t'aime, Lurian, répondit Keldan en l'enlaçant. Je t'aime, vieux.

Et après s'être séparés, les deux amis rentrèrent chez eux. Un feu et du travail attendaient Keldan.

Mais en entrant dans la caverne, Lurian constata avec horreur ce qu'il s'était passé en son absence. Les runes qu'il conservait, sensés détenir un savoir dangereux et interdit avaient été détruites.

On ne distinguait alors plus qu'un mot parmi les décombres, aux côtés du symbole d'un homme tenant une relique dans ses bras : FERUNISTR.

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