Premier Épisode : Toutes les Questions du monde
La ville était agitée. Le monde était encore plus fou que d’habitude. Les rues semblaient pleines à craquer et toutes sortes de visages inconnus les avaient envahies, comme si un grand évènement devait bientôt avoir lieu.
Rien de tout cela n'était dû au hasard, car sous la surface de ce monde, une passion ancienne venait de renaître.
Nicolas Gath, l’homme qui sait tout, était de retour.
Depuis qu’il avait disparu il y a quarante ou cinquante ans, toutes sortes de rumeurs circulaient à son sujet. Certaines disaient qu’il était mort, d’autres qu’il ne supportait plus les questions et que, pour cette raison, il était parti à la retraite. Et puis, l’immense majorité des gens pensait qu’il n'avait jamais existé ou que l'ampleur de sa légende avait été exagérée au fil du temps.
Mais, depuis quelques mois, on racontait que certaines personnes avaient reçu des messages de sa part. Des lettres dans lesquelles Nicolas Gath indiquait où le trouver et comment. C'est là que naquit l'idée qu'il était bel et bien en vie quelque part, et que tout le monde pouvait se lancer à sa recherche.
Chacun d’entre nous cherche des réponses à ses questions. Plus encore que de vivre et d'aimer, certains ont besoin de savoir. C’était sans doute pour cela qu’aujourd’hui, la Cité-Monde était en effervescence.
Une aubaine pour ceux qui vivaient du larcin. Car nombre d’étrangers ignoraient que dans cette ville, personne ne gardait son bien près de soi très longtemps.
Dysill n'eut qu'à glisser la main dans le sac d'un inconnu pour y trouver son compte : un portefeuille grassement rempli dont elle s'empara avant de s'enfuir en courant. Ce n'était pas très gratifiant, mais voilà tout ce qu’elle avait appris.
Elle y avait pris goût, au fil du temps. Elle avait passé des années à truander, chaparder et escroquer tout ce qui bougeait, ce qui avait développé chez elle une certaine maîtrise en la matière. Très tôt, elle avait compris qu’il lui faudrait être maligne, rapide et efficace si elle voulait survivre.
D’autant plus que ces dernières années, la profession de voleur en avait pris un coup. La vie dans la cité devenait de plus en plus périlleuse pour eux. Les pauvres ne gagnaient presque plus rien et les riches disposaient de milices privées dont l’efficacité grandissait de jour en jour.
Désormais, à moins d’un coup de chance ou d’une vraie maîtrise du larcin, peu de voleurs isolés pouvaient se vanter de toucher autant d’argent que Dysill. Si l’on voulait continuer à gagner sa vie malhonnêtement, il fallait plutôt rejoindre un groupe organisé. Très attachée à sa méthode, Dysill préférait travailler en solo.
Elle se disait qu’un jour, elle serait obligée de faire autre chose. Les milices professionnelles ne l’inquiétaient pas, mais la concurrence violente des gangs commençait à vraiment se faire ressentir.
D’ici-là, elle préférait faire preuve de gratitude face aux quelques plaisirs que lui offrait la vie. S'asseoir au sommet d'un immeuble, manger un plat chaud, dormir sur un duvet pas trop abimé, survivre après s'être mangé une mandale… Et contempler les lumières de la Cité.
Cette ville, c'était un point de passage obligatoire pour tout voyageur qui se respectait. Le carrefour du monde, en quelque sorte, situé au centre de tout. Une gigantesque cité de roche noire et d'argent qui s'étendait sur soixante lieues du Nord au Sud, quarante de l’Ouest à l’Est. Impossible, donc, en passant dans la région, de la rater.
Dans cet Etat d’un nouveau genre, tous les métiers et toutes les castes se confondaient dans les rues. Ici, les étrangers habitués au confort de la ségrégation supportaient mal de voir un notaire partager son trottoir avec un saltimbanque.
Les autochtones, au contraire, tiraient une certaine fierté de la situation. Depuis que la cité était devenue ce rond-point civilisationnel, les affaires semblaient marcher plus que bien pour ces habitants de la plaine. En fait, c’était à présent le centre du monde, le pays de tous les possibles.
Tout le monde avait oublié que la Cité-Monde avait un jour été un bourgade de fermiers, parce que des milliers d’années s’étaient écoulés, et qu’elle inspirait le monde, maintenant.
Oui, elle resplendissait, cette ville-mastodonte, mais surtout quand on la regardait de loin.
A force de n’exister qu’en apparence, de vouloir tout être à la fois et de ne jamais rester dans un état ou autre, cette ville n’était plus vraiment grand-chose.
Une coquille vide, sans âme, sans corps, sans peuple car celui-ci allait et venait, commerçant au fil des saisons. Une masse informe et incohérente qui refusait de se structurer autour d’autre chose que la marchandise. Ces pauvres remparts n’étaient plus qu’une immense tirelire à ciel ouvert attendant un jour d’être brisée par celui qui en aurait la force.
Il ne faut cependant pas croire que dans la Cité-Monde, tout le monde était logé à la même enseigne. Quelques propriétaires immobiliers tiraient leurs épingles du jeu et trouvaient loisir dans les quartiers les plus luxueux.
Ces goinfres mangeaient à la déraison, forniquaient tant que c'était possible et, par ennui, en venaient à faire les deux en même temps. D’un autre côté, c'était grâce à eux que Dysill pouvait subvenir à ses besoins et, à chaque fois qu’elle les embobinait, elle ne manquait pas d'avoir une petite pensée pour eux.
Elle avait élu domicile dans l'un de ces vieux greniers à blé qui servaient encore du temps où l’on cultivait encore, près d’ici.
Comme tous les entrepôts de ce genre, il avait sans doute appartenu à un riche paysan. Un de ces pionniers qui avaient donné une partie de sa renommée à la Cité-Monde, il y a bien longtemps.
Il avait ensuite dû tomber à l'abandon lorsque les dernières terres cultivables n'offraient plus rien de bon et que les fermiers durent s’établir plus loin au Sud. Il avait par la suite sûrement été occupé par un groupe de terroristes, comme on le pouvait le voir aux symboles dessinés sur les murs.
Peut-être que cet endroit les abritait encore. Si c'était le cas, Dysill n'aurait qu'à changer une fois de plus de repaire.
La dernière fois qu’elle l’avait fait, elle avait roulé la pègre locale en offrant ses services de cambrioleuse. Ce jour-là, elle s’était emparée à la fois du butin et de la récompense qui lui avait été promise. Elle avait ensuite mis l’escroquerie sur le compte d’une bande rivale et déserté le quartier. Ce souvenir l'amusait encore, même si elle ne pouvait le raconter à personne.
Son argent, elle le dépensait dans les tavernes et offrait de bon cœur le reste de ses gains à ceux qui en avaient, selon elle, bien plus besoin. De toutes façons, c'était une hors-la-loi, elle pouvait difficilement se permettre d’acheter une maison et de faire imprimer des papiers à son nom. D'ailleurs, il fallait pour cela qu'elle ait au moins un parent Andarien, et, manque de chance, elle n'en avait pas.
Dysill, c'était un nom que la rue lui avait donné, parce qu'il en fallait bien un pour nommer la petite fouine qui s'amusait à se jouer du gratin et de la mafia. Elle n'avait pas de nom de famille parce qu'elle n'avait pas de famille, c'était Dysill, juste Dysill. En marge de la marge.
Elle vivait au jour le jour dans cette fourmilière. Seul le présent existait dans un endroit comme celui-ci. Pas de prise de tête, pas de prise de risque inutile, pas le temps pour réfléchir à la suite des évènements. Elle ne se le permettait pas.
Mais, parfois, du haut des tours, elle voyait l’horizon se dessiner. Si la brume se dissipait, elle s’autorisait à y penser. Si elle pouvait entrevoir ce qu’il y avait au-delà de la Cité… elle se donnait le droit de se poser toutes les questions du monde.
Ce soir-là, elle était affamée et assoiffée, mais elle avait décidé de ne pas se rendre dans sa taverne favorite. Elle commençait à trop y être connue.
Il n'est pas difficile de se cacher dans une ville de cette envergure, mais il faut parfois faire preuve d'un peu de prudence, surtout lorsque l'on pratique un métier à risque.
Dysill était donc sortie dans la rue, vêtue de son habituelle tunique bleue délavée et nouée à sa taille par une ceinture. Elle avait emporté une dizaine de pièces et cherchait un lieu où elle pourrait manger, boire et s'amuser un peu. Son petit plaisir personnel était d'écouter les histoires de voyageurs qui allaient et venaient. Elles lui laissaient toujours entendre que d’autres mondes existaient, en dehors de la Cité.
Elle s'arrêta pour refaire ses lacets près d'un petit bistrot, à peine à deux lieues des portes Sud de la ville. Là, un homme était accoudé au mur. Son épaisse paire de lunettes rectangulaires donnait à ses yeux tristes un peu de discipline. Il fumait un petit cigare et semblait attendre quelque chose ou quelqu'un. Il adressa un sourire à Dysill lorsqu’il la vit et cela suffit à la jeune fille pour se décider à choisir cet endroit.
L'endroit était plutôt sympathique. De nombreux voyageurs trinquaient à leur arrivée ou à leur départ. Des amis se retrouvaient pour la cinquième fois de la semaine. D'autres buvaient simplement parce qu'ils avaient soif, mais il faut avouer que ceux-ci étaient plus rares. Au milieu du brouhaha incessant que Dysill affectionnait tant, il restait quand même une petite table dans le fond de la pièce. Elle alla s'y installer et commanda un rumsteck avec une pinte de bière.
Ah... le boeuf… ! Elle l’aimait bien juteux, saignant, salé et assaisonné d'épices dont elle ne parvenait jamais à prononcer le nom correctement. Souvent, elle s’éclatait la panse à la bavette de flanchet, à l’onglet, à la hampe, au tendron... Tous ces noms mélodieux éveillaient en elle une colossale envie de vivre, et elle se disait souvent que si elle avait pu arriver jusqu’ici sans en mourir, c’est parce que ces choses-là avaient entretenu son sens de la victoire. Elle connaissait mieux la cuisson parfaite de chaque pièce d'un bœuf que le schéma de sa propre anatomie.
Mais à une tablée d'elle se trouvait un duo pour le moins atypique. Une sorte de jeune colosse qui devait bien peser ses deux cent soixante livres se trouvait en face d'un autre garçon de son âge, beaucoup plus mince. Celui-ci était vêtu d'un long manteau blanc et or dont le col recouvrait même sa gorge et sa bouche.
Le plus gros était d'apparence aussi titanesque que le repas qu'il avait commandé. Comment un être humain était-il capable d'engloutir tout ça ? Lui, les bavettes et les entrecôtes, il se les enquillait avec châtaignes, pommes de terre, champignons, petits légumes, fromages et sauces par-dessus le marché. Le pire, c’est que l’on distinguait pourtant sur son visage la hargne et la déception de celui qui a encore faim.
Il portait l'une de ces vieilles tenues de voyage légères des gens du sud, avec une bandoulière qui maintenait sa ceinture.
Cette ceinture luttait avec fermeté pour ne pas perdre face à l’impressionnante tonicité du ventre du colosse, et un petit poignard y était accroché. Un poignard qui devait aussi bien servir d'arme de défense que de couteau à tout faire. Il était également équipé d'une petite sacoche qui semblait terriblement lourde, vu le bruit de ferraille qui s'en échappait.
Il ne parlait que très peu à son compagnon qui ne répondait que par des hochements de tête et de petits signes de la main. Et, de temps à autres, il regardait autour de lui pour vérifier que personne n'entendait ce qu'il était en train de dire. Après avoir laissé s’échapper un filet de bave peu féminin sur sa viande grillée, Dysill tendit l’oreille pour tout écouter de leur conversation, non par intérêt, mais par curiosité. Cela l'occupait un petit moment.
Entre les chuchotements et les signes discrets, il est une phrase qu'elle distingua mieux que les autres.
Le gros s'adressait à son compère :
- Passe-moi la carte, tu veux ?
Le garçon au long manteau s'exécuta, il sortit de sa veste un petit casse-tête de bois orné d'inscriptions et le tendit à son ami. Le mécanisme semblait pouvoir s'emboîter et se déboîter dans tous les sens comme un puzzle, mais en trois dimensions. Le colosse s'affaira à le résoudre et se frotta la tête. On voyait qu'il connaissait la solution mais que ce n’était pas la première fois qu’il l'oubliait.
- Il pouvait pas rendre ça plus compliqué encore, cet espèce de tordu ?
Le garçon au manteau ne répondit toujours pas. Le gros finit par achever de résoudre le puzzle et, voyant qu'il se mettait à remuer vivement, il le serra contre lui pour en absorber les vibrations.
- Et pas fichu de construire un machin plus discret.
L'objet intriguant cessa de bouger dans tous les sens et le colosse le posa sur la table. On y distinguait très clairement un itinéraire routier incrusté dans le bois.
- Bon alors, écoute bien, Lurian. Nous, on est là. Donc tu vois, une fois qu'on aura passé l’Andar, on sera tranquilles pendant un moment : C’est que de la steppe et de la rocaille. Mais après, c'est là que ça se corse : on sera obligé de couper par le Sidaltra. C'est dangereux, mais il faut qu’on suive très précisément l'itinéraire si on veut le trouver, notre "Gath"… Et sans guide, ce sera compliqué.
Dysill se trouva alors amusée par les mots du jeune garçon. "Gath", tout le monde avait déjà entendu parler de cet homme. Tout le monde savait qui était le fameux Nicolas Gath.
L'encyclopédie humaine ultime à qui rien ne semblait pouvoir échapper, pas même l'intimité des millions d'âmes qui peuplaient ce monde. Certains parlaient d’une intelligence hors-normes, d'autres d'un incroyable sens de la déduction, mais tous s'accordaient à dire qu'il s'agissait d'un être exceptionnel, y compris ceux qui ne le considéraient que comme une légende.
- Toujours obligés de se donner l'air mystérieux, ces vioques, reprit le colosse.
Lurian acquiesça, toujours sans répondre.
- Tu l'as dit. Ce pays me fout la nausée, en plus. S'il avait pu venir à nous plutôt qu'on vienne à lui, ça m'aurait pas fait de mal.
Lorsque Dysill se souvint des rumeurs et des murmures qui agitaient les voyageurs du moment, elle se sentit envahie d’un sursaut d’émotions. «Nicolas Gath est de retour », disait-on depuis des mois.
On donnait sans arrêt le nom de Gath, en ce moment. On disait qu'il était encore en vie, qu’il avait été aperçu et surtout, qu’il avait laissé des messages.
Dysill commença à se demander si les énergumènes à côté de qui elle s'était assise n'avaient pas réellement en leur possession la clé vers tout le savoir du monde.
Peut-être que non. Sans doute que non.
Mais elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer que ces jeunes hommes savaient vraiment où se trouvait Nicolas Gath. Et alors que la curiosité commençait à titiller la jeune fille, les deux voyageurs quittèrent la table sans finir leurs assiettes.
Peut-être parce qu'ils n'avaient plus faim. Ou plutôt parce qu'ils avaient remarqué que la jeune fille s'était rapprochée à quelques centimètres d'eux pour écouter leur conversation. Dysill avala cul-sec ce qu'il restait de sa boisson, déposa quelques piécettes sur la table et emboîta le pas des deux étranges personnages.
Filant à travers la nuit, le grand et le petit couraient dans le labyrinthe que constituait le quartier. Ils escaladaient les murs, enjambaient les barrières et se hâtaient de trouver un coin tranquille. Car si la jeune Dysill avait pu les entendre, qui sait quels esprits cupides les avaient eux aussi entendus dans la taverne ?
Ils s'arrêtèrent et reprirent leur souffle dans une petite impasse avant de s'asseoir un moment.
- Ville de malheur… Va falloir être plus discrets que ça, lança le colosse.
Mais son interlocuteur, une fois de plus, ne prononça mot.
- Surtout moi, je sais, lui dit-il comme pour lui répondre.
Et puis, l'espace d'une seconde, entre deux battements de paupières, le gros sentit un courant d'air frais dans son cou. Il se retourna et vit avec stupeur apparaître Dysill juste derrière elle. Elle tenait dans ses mains la sacoche qu'elle venait de lui voler et était déjà en train de fouiller à l'intérieur.
- Alors... des rations, une pierre à feu... Ah, un collier ! C'est rare de voir un homme se promener avec des bijoux de femme... Tu te travestis pas, quand même ?
- Qu'est-ce que... Mais quand est-ce que t'as... Rends-moi ça !
- Ah ! Voilà le cube ! Ça, c'est intéressant ! Alors, qu'est-ce que c'est ? C'est avec ça que vous allez voir Gath ?
- Mêle-toi de ce qui te regarde, dit le gros en essayant de lui reprendre l'objet.
Dysill s'écarta d'un pas fin et gracieux pour éviter que la poigne du lourdaud ne se referme sur la "carte".
- Alors il existe vraiment ? Qu'est-ce que vous comptez lui demander ? Vous pensez qu'il y a, je ne sais pas, des questions auxquelles il ne peut pas répondre ?
- J'en sais rien, mais toi t'en poses déjà bien assez à mon goût. Rends-moi cette carte, sauf si tu préfères que je te l'arrache de force.
- Très bien, dit-elle en lui tendant la carte. Puis elle écarta sa main d'un petit mouvement circulaire avant de poursuivre. Mais à deux ou trois petites conditions…
- Lesquelles ?
- J'ai quelques questions à poser à ce Gath. Si c'est bien chez lui que vous allez, alors je veux venir avec vous.
- Même pas en rêve. Non mais pour qui tu te prends ?
- Alors tant pis ! dit-elle avant de partir sereinement, la carte en main. Mais le garçon au manteau blanc qui s'était jusque-là fait plutôt discret se jeta sur elle, tentant au passage de dérober le précieux objet avec une vitesse et une agilité déconcertantes, sans succès.
- Hé ! Mais t'es un rapide, dis-moi ! C'est quoi, ton nom ?
- Il risque pas de te répondre, lui dit le colosse, Lurian est muet.
- Lurian, hein ? Vous venez du sud, donc, rétorqua-t-elle.
Maintenant qu’ils étaient éclairés à la lumière des réverbères, c’était assez clair. A Khenas, dans le sud-ouest, les gens avaient les yeux bleus et plissés ainsi qu’une peau qui variait entre le blanc très clair et le mât.
- Ouais, et si tu connaissais mieux les gens de chez nous, tu saurais qu'il vaut mieux nous rendre cette carte maintenant.
- Encore une menace ? Je suis pétrifiée de terreur, lança-t-elle d'un ton sarcastique.
- Tu l'auras cherché, gamine, s'exclama le colosse avant de s’approcher d’elle.
Il se rua sur la jeune fille et tenta de lui envoyer un coup de poing dévastateur, à en faire trembler les dalles du chemin pavé sur lesquels se trouvaient les trois adversaires. Il n’était pas seulement lourd et gros, il était surtout très grand, et musclé jusqu’à l’extrême limite d’un garçon de son âge. Mais l'agilité de la cambrioleuse avait raison de la force titanesque du Khenasien. Elle esquiva le coup et recula de quelques mètres.
« C’est qui, ce taré ?! frissonna-t-elle. Si je m’étais mangé ça, je serais morte. »
La brute ne ne se découragea pas pour autant, elle se rapprocha encore de Dysill, tentant de la coincer devant le mur de l'impasse. A nouveau, le gros envoya deux grands coups de poing lents mais horriblement puissants. Elle parvint à esquiver le premier mais fut frôlée par le second qui vint lui entailler la joue et la fit tomber à la renverse.
Au sol, prise au piège, elle prit appui sur ses deux mains avant d'envoyer un fulgurant coup de pied en plein dans la mâchoire de son assaillant. La tête de celui-ci heurta le rebord d’une fenêtre de plein fouet et il sembla ne rien sentir. Elle se décala quelques mètres plus loin et passa un instant dans le rayon de lumière d’un réverbère. Ses deux adversaires distinguèrent plus clairement sa forme : C’était une jeune fille de quinze ou seize ans qui ne dépassait pas le mètre soixante. Elle avait des cheveux châtains et frisés qu’elle avait dû couper court pour une meilleure visibilité lors des combats. Petite et peu robuste, elle avait pourtant une efficacité hors-normes pour ce qui était de l’esquive et de la précision. Elle avait l'air consciente de son gabarit et du peu de force qu'il lui allouait. Aussi, elle cherchait toujours à frapper là où l'on ne l'attendait pas, à se servir de son environnement et à fuir s'il n'y avait pas d'autre choix.
Elle faisait à présent face à celui que l'on appelait Lurian, le garçon au manteau. Jamais Dysill n'avait vu de pareil habit, ni chez les hommes du sud, ni parmi les gens des montagnes, des plaines ou de l'est. Les runes et les dorures de son manteau ne semblaient pas représenter quoi que ce soit d'identifiable, si bien qu'on aurait pu croire qu'il venait d'un autre monde. Une seule chose était claire, le symbole qu’il portait sur son col était celui d’un doigt que l’on met sur la bouche pour inviter au silence.
Si le jeune garçon n'était physiquement pas très impressionnant, quelque chose de terrifiant émanait de lui. Il ne clignait jamais des yeux, bougeait à peine et semblait guetter chaque faille de son adversaire avant de passer à l'attaque. Un peu comme un fauve à l’affût de sa proie.
Chasseur contre voleur, voilà un programme qui semblait intéressant. Ils se fixèrent une seconde de plus avant que Lurian n’entame les hostilités. Il lui lança de nombreux coups du tranchant de la main. Si ceux-ci étaient moins puissants que ceux du colosse, ils étaient bien plus précis et efficaces. Articulations, nerfs, gorge : il savait exactement où il frappait. Pendant un instant, Dysill ne put suivre la cadence de ses déplacements et lâcha le précieux casse-tête, qui tomba dans la boue. Elle tenta de le récupérer, saisit le cube fermement dans sa main mais le lâcha aussitôt. Un puissant coup de poing dans les côtes lui fit perdre le souffle l’espace d’une seconde. Jamais elle n’avait été mise à mal de cette manière.
« Si j’essaie de m’enfuir, il me rattrapera, c’est sûr. Je dois tenter le tout pour le tout. »
Prise au piège entre les murs et les deux garçons du Sud, elle fit mine d'escalader l'une des maisons en s’accrochant aux rambardes des fenêtres. Lurian, comme elle l’avait prévu, la suivit dans son élan.
C'est à cet instant qu'elle lâcha prise et se projeta avec force sur le muet. Elle comptait lui tomber dessus pour l'assommer mais sa stratégie était inutile. Celui-ci saisit méticuleusement sa jambe en plein vol et l'envoya manger le sol en un seul mouvement, fluide et parfaitement maîtrisé.
Dysill, à peine consciente, peina à bouger les membres. Lurian ramassa la carte le plus calmement du monde et alla la rendre à son ami. Il essuya la sueur qui perlait sur son front et donna une tape sur l’épaule de son compagnon. Cette image fut la dernière que vit Dysill avant de s'évanouir.
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