Le nain et le Pèlerin

6 minutes de lecture

— Putain de bordel de merde ! Mais tu vas avancer oui ! Mais avance putain, de chèvre à la con !

Loïs avait beau tirer de toute ses forces sur les cornes de l'animal, il n'y avait rien à faire ; Carpaccio refusait résolument de bouger ne serait-ce que d'un sabot. La tête de cette route pavée ne lui revenait pas et elle était fermement résolue à ne pas s'y engager.

La naine tenta d'amadouer sa bête de somme en la flatta tant en paroles qu'en caresses cajoleuse, sans résultats. Excédée, Loïs fit le tour de son animal et tenta de la pousser au derrière.

Une fois encore, ce fut vain.

Alors que la troubadour se gardait de se perdre de nouveau en injures. Brochette et Tartare, ses deux autres chèvres, déguerpirent soudain en se fondant en ruades et coup de cornes en tout sens malgré les charges de bât qui encombraient leur échine.

— Putain ! Revenez là ou... la voix de la troubadour mourus dans sa gorge.

De l'autre côté de la route pavée, que Carpaccio refusait toujours de traverser, se tenait un homme aux épaules encadrées par une cape. De grande taille, les cheveux sombres et la peau basanée par le soleil, il tenait dans une main barrée d'une cicatrice un bâton de pèlerinage. Tartane et Brochette l'avaient déjà rejoint. La première, tête basse, l'invitait en agitant ses cornes à jouer à la bagarre avec elle, tandis que la seconde réclamait de se percher sur ses épaules.

Ne prêtant attention ni à l'une ni à l'autre des dissidentes, le Pèlerin sourit à la naine et ouvrit ses bras pour l'inviter à le rejoindre. Loïs abandonna Carpaccio à son sempiternel combat de regard avec le pavage, et traversa la route. Le voyageur planta la pointe de son bâton dans le sol et s’accroupit pour accueillir la naine dans ses bras.

Elle s'y blottis sans hésiter.

— Satané Longues-Jambes, jura Loïs d'une voix enraillée de larme.

Il referma ses bras sur elle. Tout contre lui ainsi, Loïs s'y sentait comme une enfant dans les bras d'un parent. Elle s'agrippa à sa chemise, se fondit contre sa poitrine, se laissa apaiser par son odeur d'humus, le rythme lent de sa respiration et celle des pulsations de son cœur.

— Vous m'avez manqué aussi, dame nain.

Ses mots, de sa voix toujours posée et mesurée, arrachèrent à la troubadour un sourire nostalgique.

— Alors pourquoi être parti ?

Le Longues-Jambes ne répondit que d'un sourire. Ils savaient l'un et l'autre pourquoi ; il était un Pèlerin, un voyageur incessant d'Ayam, qui allait et venait à son gré.

Loïs s'emplit une nouvelle fois de son odeur de terre, puis s'écarta de lui.

— Bon, ce n'est pas tout, mais je vais être en retard pour le festival de Sâoulons. Eh ben ! T'es là toi ! grommela la troubadour en découvrant que Carpaccio avait finalement décidé que le pavage de la route lui était très convenable et qu'elle pouvait rejoindre ses comparses.

La naine lui passa son cordon de cuir dans l'anneau de son licol et prit la tête de leur convoi.

— Allez les filles, on y va. Et ne traîne pas le Longues-jambes !

Celui-ci hocha la tête, se saisit de son bâton de marche et, de son pas lent et mesuré, emboîta le pas à toute la petite troupe. Traîner fut très exactement ce qu'il fit. Il allait à l'arrière de leur petite caravane, le nez au vent, comme les chèvres, mais en plus lent. Loïs ne cessait de lui lancer des remontrances, mais il restait incorrigible. Même si cela agaçait profondément la naine, elle était contente de le retrouver inchangée après des années sans le voir.

— Non ! Tartare ! Non ! Tartare ! L'arbre ne joue pas avec toi ! Tartare !

Pour quelques raisons que ce soit, la chèvre hylophobe de ces bois, s'était mise en tête de défier en combat un arbre dont le branchage ne lui revenait pas. Tartare, tête basse, roulait des mécanique en agitant ses cornes devant le feuillus et en soulevant de ses sabots la terre du chemin. Elle se cabrait parfois pour insister encore sur sa férocité.

— Tartare! Non ! L'arbre ne joue pas avec toi !

La caprine, après une dernière provocation envers son adversaire, céda enfin à l'ordre de sa maîtresse, non sans bêler à tue-tête pour annoncer à tous sa victoire. Puis, fière d'elle, se porta à l'avant de leur convoi pour ouvrir la marche en piaffant comme un cheval de parade.

Loïs, que son nanisme aurait dû handicaper pour marcher en tête, s'arrêta pour laisser le temps au grand voyageur de la rattraper.

— Elle est vraiment débile cette chèvre, la dernière fois elle a vraiment chargé l'arbre et s'est assommée.

— Elle me rappelle quelqu'un.

— Oh ! Je ne suis pas aussi con !

— Non, mais tout aussi redoutable.

Afin de saluer ces propos, Loïs expédia un coup de poing dans le genoux du Pèlerin. Ce dernier se fendit en suppliques de douleurs et en boiteries exagérées.

— Ne traîne pas le Longues-jambes ! Ou je te rosse.

À l'avant du convois, Tartare avait cessée de parader et semblait être absorbée par une borne sur le chemin. Cela capta l'attention de la troubadour qui porta instinctivement sa main à sa fronde, prête à tirer son arme en cas de danger. Brochette dont la curiosité était maintenant éveillée, se porta aux côtés de sa comparse qu'elle poussa d'un coup de corne avant de plus examiner l'objet. Ne voyant sa chèvre nullement inquiète, Loïs se détendit.

— Que se passe-t-il ?

La naine haussa les épaules et s'approcha à son tour.

— Combien de temps a-tu dormi Pèlerin ?

— Longtemps.

— Et comment était le monde à ton réveil ?

— Pas tout à fait semblable ni très différent de quand je l'ai quitté. Qu'est-ce ?

Au fond d'un abri de voyageurs avait été aménagé un autel d'offrandes. La vue de la minuscule figurine en bois, des offrandes diverses et variées ainsi que les colliers de fleurs embarrassa la musicienne. Elle ne put toutefois s'empêcher de s'en approcher. Loïs tira de ses poches quatre noisettes qu'elle avait ramassée sur sa route et les offrit à la petite statue, puis claqua trois fois des mains et s'inclina profondément.

— Un jour viendra où les Hommes ne prieront plus pour que je leur apporte paix et protection sur le chemin ou dans la vie. Un jour, leur paix aura le visage de Guerre.

Sa voix était atone et sombre. Le cœur de Loïs se serra dans sa poitrine, elle avait honte d'elle et de ses semblables.

Il était apparu récemment chez les Hommes un besoin de rendre culte aux Dieux, de pervertir leur croyance en offrandes et en prières. Jamais les Créatures ne s’abaissaient à de telles pratiques. Les Dieux existaient, ils ignoraient les suppliques, mais leur œuvres étaient bien réelles. Et gare à ceux qui les invoquaient à tort et à travers.

Le Pèlerin s'avança vers le laraire. La naine se redressa.

— Chaque fois que j'en croise un, je prie pour toi, commença-t-elle.

Le visage du voyageur resta insondable.

— Je prie pour te remercier et pour que tu ais toujours un couchage sec et un repas chaud quand vient le soir.

— Et toujours je l'ai.

Brochette, que cette crise de foi n'intéressait guère et qui avait appris au cours des années à reconnaître un abri de voyageurs, bêla sur le Pèlerin en grattant sa jambe du bout de sa patte. C'est que la chèvre et ses petits sabots étaient très fatiguée et qu'elle apprécieraient qu'il la porte sur ses épaules !

— Oh ! C'est pas vrai celle-la ! Ça fait pas deux heures qu'on marche ! Allez on se grouille ! On a un festival à animer !

Loïs prit la tête de la petite troupe, suivit par Tartare et Carpaccio qui tentaient de négocier des grattouilles contre bon comportement. Voyant ses comparses la quitter, Brochette les rejoignit au galop en ruant comme un chevreau.

— On se grouille le Longues-jambes ! On se grouille !

Le Pèlerin accorda un dernier regard à l'autel dressé en son honneur, puis emboîta le pas de la fine équipe.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Absence Prolongée ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0