Et les anges passent [n°6]
Défi n°6 : écrire un texte de 1 à 10 pages dans lequel il ne se passe (presque) rien.
Il s’assied. Lentement. Son corps est lourd. Sa lenteur pachydermique. Et pourtant ses mouvements ont quelque chose de particulier. De la grâce ? Non. C’est autre chose. Quelque chose d’innommable. C’est le temps lui-même qui s’arrête, qui se pose, lentement, doucement, sur sa chaise. Qui se suspend. Pour combien de temps ? Nul ne le sait. La seule certitude est un constat : l’arrêt.
Ses bras, qui s’étaient appuyés sur le cadre de bois du dossier pour l’aider dans sa lente descente, s’envolent lourdement pour se croiser sur sa poitrine. D’autres fois, ils se posaient sur ses cuisses et ses doigts se croisaient entre ses genoux. Aujourd’hui, il croise les bras. Il se fige définitivement. Plus rien ne bouge. Ses yeux, deux billes sombres, se lèvent vers la fenêtre. Il regarde. Il voit. Il observe. Il scrute. Il contemple. Peut-être. Mais il n’admire pas. Peut-être pas.
La chaise qu’il choisit est toujours tournée vers la baie vitrée. Ou bien elle fait face à la table et c’est lui qui s’assoit en travers pour regarder. Quand on vient de l’entrée ou de la cuisine, on voit son ombre qui se dessine à contre-jour sur la baie vitrée. Ses cheveux blancs dressés sur son crâne, étranges survivants du temps qui passe. Ses épaules tombantes. Son corps large sans exagération. Ses grandes jambes pliées. Et puis on voit la chaise. Du bois et de la paille. Une mouche qui passe. Quand les mouches passent, il lui arrive de lever les yeux, de dire « la mouche ». Quand elles sont nombreuses, il les chasse. Ou pas. Mais voilà une mouche seule. Ce n’est pas inquiétant, une mouche seule. C’est juste une mouche. Elle tourne autour du plafond blanc. Elle ne retient pas son attention. Peut-être qu’il ne l’entend pas. Le bruit est trop léger pour ses grandes oreilles. Il n’a que faire de la mouche.
Que voit-il ?
Les reflets sur la fenêtre. Le grand collège aux briques brunes qui sonne l’heure de la pause. L’avion qui passe au loin, au-dessus des ruines du château. Le château lui-même. Il regarde la table de verre qui domine la terrasse devant lui, les larges chaises de plastique blanc tout autour. Et le chat siamois qui sort de sa sieste et quitte la hauteur où il s’était installé. Le chien aveugle qui cherche quelqu’un pour lui jeter la balle. Et le petit garçon qui passe devant lui pour venir jouer dans la cabane, hors de son champ de vision. Le soleil qui sort de derrière les nuages et jette ses rayons sur la longue haie qui le sépare de son voisin. Cette même haie qu’il a taillée la veille. L’arbre du voisin qui dépasse au-dessus du grillage. Les oiseaux qui volettent en pirouettant au-dessus des toits d’ardoise. Le vent qui remue doucement les branches des arbres. Et le gros nuage blanc qui passe, et le soleil qui disparaît. Et la grand-mère qui range son linge au loin, derrière la haie de sapinettes. Et cette haie de sapinettes au fond du jardin, à travers laquelle les enfants passent et repassent. Et le chien qui dévale la pente comme un dératé pour rattraper la balle, qu’il manque parce qu’il ne la voie pas, qu’il cherche. Les enfants qui jouent et se poursuivent dans le jardin. Et les nuages qui s’en vont, et le soleil qui revient. Les fleurs, au premier plan, là, sous l’auvent, qui reçoivent elles aussi le soleil. Leurs pots, aux formes et aux tailles variées : ici, un œuf ouvert ; là, un pot en terre cuite ; là, une vasque aux motifs antiques. Et la poutre qui tient l’auvent. Et la cabane à oiseau, sous la gouttière, où une mésange s’aventure. Et le fer à cheval sous la cabane à oiseau. Et les fleurs suspendues. Et le collège qui sonne. Et un nouvel avion qui passe, qui croise la petite croix tordue au sommet du toit pointu du collège. Puis la montagne avec son château. La ville, en contrebas. Les versants de la vallée, au loin. Leurs maisons. Leur verdure. Et un vol d’étourneaux. Et les nuages qui reviennent. Peut-être qu’il va pleuvoir.
Qu’en pense-t-il ?
Silencieusement, ses lèvres s’entrouvrent. Elles remuent. Aucun son. Elles cessent, entrouvertes, puis reprennent. Toujours pas de son. C’est peut-être sa pensée qui s’exprime, mais il est impossible d’en saisir le contenu. Il commente sans doute le paysage qu’il a sous les yeux, ou peut-être qu’il s’en moque. Il regarde en lui-même et médite. Ou bien ses lèvres remuent sans raisons, abandonnées, sans aucun ordre de son cerveau. Elles bougent par automatisme, un peu pendantes. Parfois, les yeux bougent, mais le reste est immobile. Et ces lèvres. Leurs paroles ne se résument qu’à un chuchotis inaudible, quand elles se résument à quelque chose. Ses bras ne bougent pas. Son dos est voûté. Sa tête pend. Les ombres passent devant ses yeux qui, par moment, les saisissent au vol. Mais rien, chez lui, ne semble suivre. Il n’y a que ses yeux, ces deux grosses billes noires. Ses sourcils sont perpétuellement relevés. Ils plissent les multiples plis de son front, un front sur lequel un enfant aurait dessiné les vaguelettes d’une eau assez peu troublée. Il y a un pli un peu surprenant, sur ce front, un pli vertical. Comment est-ce possible ? Comment ce front peut-il se plier dans un tel sens ? C’est peut-être une cicatrice, mais une cicatrice qui n’en a pas la couleur. Ce pli ressemble à toutes les autres rides de son front. Sauf qu’il est vertical.
La pluie ne tombe pas. Les nuages continuent leur route. Le soleil parait. Il est près de l’horizon, maintenant. C’est le soir qui tombe. Combien de temps est-il resté assis là ? On ne sait pas. Une longue heure, peut-être deux, peut-être trois. Un temps trop long. Peut-être qu’il n’avait rien à faire. Peut-être qu’il s’ennuie. Peut-être que ça ne lui fait rien. Peut-être qu’il aime s’ennuyer. Peut-être qu’il ne s’ennuie pas, d’ailleurs. Peut-être qu’il pense. Qu’il contemple. Qu’il regarde. Bientôt, il bougera. Pas par lassitude, enfin peut-être par lassitude. Peut-être à cause du soir. Peut-être parce que ce sera l’heure de la soupe. Alors il se lèvera, lentement, comme il s’est assis. Les mains prenant appui sur les cuisses. Ses grandes jambes se dépliant lentement. Tout cela sera de nouveau debout. A pas lents, il se détournera de la baie vitrée, fera un pas, puis deux. Et voilà.
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