Chapitre 1

6 minutes de lecture

Madame Violette
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Le premier réflexe de Manon, dès l’enceinte du bar dans lequel elle travaillait franchie, fut d’extirper son téléphone portable de son sac et de vérifier si elle avait de nouveaux messages. Prise de court par des heures supplémentaires imprévues, pressée par le gérant qui ne souffrait aucun retard de commandes, elle avait à peine pu envoyer un texto à la jeune baby-sitter de Nasiha pour la prévenir de l’ajustement de son horaire ; entre les « allez, plus vite, la table untel attend ses verres ! » du patron et les remarques grivoises des clients, voire leurs mains baladeuses, elle n’avait même pas eu l’occasion de regarder si elle avait reçu une réponse. Un soupir lui échappa tandis qu’elle marchait. L’attente avait été si longue… Ne pas savoir si son SMS avait été vu s’était apparenté à de la torture ! Heureusement, une notification s’affichait sur l’écran. Le soulagement l’envahit ; avec son pouce, elle cliqua sur l’icône en forme d’enveloppe.

Son soulagement disparut…

Incrédule, Manon lut une deuxième fois les mots d’Alessia.

« Ou pas jsuis pas a ton servisse ! tu mpaie meme pas… revien, moi jme bars »

Son cœur manqua un battement. Était-elle bien éveillée ? N’était-ce pas plutôt un cauchemar ? L’adolescente était… partie ? Elle avait laissé sa fille, seule, dans leur maison ? Sa petite fille de cinq ans !?

Un cri de rage et d’angoisse mêlées jaillit de sa gorge. Manon se mit à courir sans avoir le temps d’y songer, par pur instinct. L’envie d’étriper Alessia ne la lâchait pas – elle se visualisait en train de l’étrangler. Nasiha était-elle en sécurité ? Était-elle effrayée ? Cherchait-elle à sortir ? Et que lui avait annoncé Alessia ? Sa respiration devint sifflante, son palpitant cogna l’intérieur de sa poitrine avec frénésie. S’il était arrivé le moindre malheur à Nasiha, elle ne pardonnerait jamais sa fuite à Alessia. Tout comme elle ne se pardonnerait pas de lui avoir accordé sa confiance !

Manon força sur ses jambes et augmenta sa cadence. Il lui semblait qu’elle n’avançait pas ! Bon sang… Quelle baby-sitter digne de ce nom s’en allait de la sorte alors qu’elle avait une fillette à surveiller ? La logique aurait voulu que celle-ci l’incendie à son retour pour son retard ou qu’elle lui réclame une compensation. Oh ! Qui avait-elle acceptée chez elle ? Dire qu’Alessia lui avait paru gentille quand elles s’étaient rencontrées. Manon se donnerait des gifles.

Sa rue lui apparut. Elle attrapa ses clefs sans cesser sa course, atteignit sa porte d’entrée à bout de souffle. Elle ouvrit le battant et se rua dans le corridor, avant de pénétrer dans le salon éclairé.

Apercevoir Nasiha saine et sauve, occupée à jouer avec sa peluche dinosaure dans leur canapé, lui arracha des larmes de joie. Manon la rejoignit en deux enjambées, tomba à côté d’elle, puis la serra dans ses bras avec l’énergie du désespoir.

— Maman ? s’étonna Nasiha.

Elle caressa ses boucles brunes et balbutia :

— Je suis désolée, mon bébé. Je suis désolée. On cherchera une meilleure baby-sitter, d’accord ? Alessia ne mettra plus les pieds ici.

— Hein ?

À contrecœur, Manon s’écarta ; la bouche pincée, les jambes faibles et tremblantes malgré sa position assise, elle plaça ses paumes sur les joues de Nasiha et l’observa sous toutes les coutures.

— Tu n’as manqué de rien ? Tu te sens bien ?

Nasiha hocha la tête, lui adressa un sourire. Les paupières de Manon papillonnèrent – elle aurait pu croire que le départ d’Alessia n’avait constitué qu’un jeu, à ses yeux d’enfant. Elle tâcha de maîtriser son angoisse ; visiblement, Nasiha n’avait même pas eu peur.

— Tu patientes là depuis longtemps ? demanda-t-elle d’une voix plus calme.

Nasiha haussa les épaules.

— Ça va.

Manon ne résista pas au besoin de lui embrasser le front.

— Je te demande pardon. Je te promets que je serais rentrée plus tôt si j’avais lu le message d’Alessia. Je…

— C’est pas grave maman, murmura Nasiha avec sérénité. J’étais pas seule : Madame Violette était avec moi.

Manon contint aussitôt un rire nerveux devant cette réponse. Sa fille était exceptionnelle ! Qui, sinon elle, transformerait un angoissant abandon par un moment en compagnie de son amie imaginaire ?

Elle lutta contre de nouvelles larmes, soulagée. Si à cause de banales inquiétudes maternelles, elle n’était d’ordinaire pas enchantée par la présence de Madame Violette dans leur vie, elle bénissait aujourd’hui son existence dans l’esprit de Nasiha.

Ses lèvres s’étirèrent.

— Ah ! Ouf. Et qu’avez-vous mijoté, toutes les deux ? Vous n’avez pas organisé de fête sans moi, j’espère ?

— Noooon, gloussa Nasiha. On a soigné Dinou.

Manon détailla la peluche, feignit l’angoisse.

— Oh non, il était blessé ?

— Il s’est mordu. Il a attrapé sa queue et l’a croquée !

— Le pauvre…, compatit-elle.

Elle attendit une poignée de secondes, puis ajouta d’un air sérieux :

— Tu penses que ça achèverait sa guérison si je préparais un chocolat chaud pour vous deux ?

Les pupilles de Nasiha s’illuminèrent.

— Bonne idée ! Mme Violette, elle a dit pareil.

— Ooh, Mme Violette est sensée.

Nasiha opina. Et pendant qu’elle-même se relevait avec fébrilité et s’éloignait vers la cuisine, elle déclara :

— C’est un peu ma maman, elle aussi. Elle fait plein de trucs que tu fais.

Les muscles de Manon se crispèrent malgré elle. Tandis qu’elle attrapait une tasse Reine des neiges dans un placard, ses préoccupations ordinaires revinrent la hanter, chassant Alessia de son esprit… La venue de Madame Violette dans le quotidien de Nasiha était-elle normale, anodine ? N’était-elle pas la manifestation de sa propre irrégularité dans celle-ci ? Le résultat de ses – trop – nombreuses heures de travail ?

Manon déglutit. Elle y réfléchissait souvent, surtout parce que Nasiha s’était choisi une amie imaginaire adulte au lieu d’une de son âge… Son cœur se serra dans sa poitrine. Nasiha considérait-elle réellement Mme Violette comme une deuxième mère ? L’avait-elle appelée ainsi parce qu’elle avait été l’unique « personne » à ses côtés suite au départ d’Alessia, ou parce que son inconscient lui insinuait que sa vraie mère n’était pas assez douée dans son rôle ?

Manon se saisit de la poudre de cacao et se mordilla l’intérieur de la joue. Elle reconnaissait qu’elle tenait des horaires impossibles, qui ne lui offraient que peu de temps pour dorloter Nasiha en dehors de ses heures d’école. Mais avait-elle le choix ? Sa paie était maigre, le loyer élevé, et elle n’avait pas envie de regarder sa fille grandir ailleurs tant la maison était bien située et propice à son épanouissement.

Ses sourcils se froncèrent. Peut-être avait-elle simplement besoin d’être moins cachottière avec Nasiha et de partager avec elle ce pour quoi elle trimait autant… Après tout, Nasiha comprenait de plus en plus de choses.

Manon se tourna vers le frigidaire, prête à en extraire une brique de lait, quand son pied glissa sur un objet posé au sol ; avec un couinement surpris, elle se rattrapa au plan de travail. Le souffle court, plus par peur que par mal, elle pencha la tête vers ce qui avait failli provoquer une rencontre fracassante entre le carrelage et elle : une figurine en plastique à l’effigie de Lady Bug.

Une grimace tordit ses traits. Nasiha était une fillette facile. Elle lui avait enseigné tôt qu’il était important de remettre ses jouets à leur place lorsqu’elle n’en avait plus l’utilité, et elle s’y était toujours pliée de bonne grâce, sans passer par la case caprice. Hélas, ces dernières semaines, ce genre d’incidents survenait régulièrement. Nasiha rangeait ses trésors… sauf un qui finissait par traîner là où elle avait toutes les chances de marcher.

Manon se pencha, ramassa Marinette. Elle la contempla. Était-ce aussi une façon pour Nasiha de manifester son désaccord avec son rythme actuel ?

L’idée lui eut à peine traversé l’esprit que l’image d’une seringue remplie, tentante et sournoise, s’y matérialisa. Ses préoccupations lui paraissaient si simples autrefois, lorsqu’elle les noyait dans la mixture magique de son fournisseur…

Manon se morigéna. Elle n’était plus cette femme-là !

Au même moment, une porte claqua. Son front se plissa. Nasiha avait-elle oublié son chocolat ?

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