Accroche-toi
Étalé de tout mon long sur la terre, je ne bouge pas. Je ne bougerai plus. Et résisterai.
La bise secoue les herbes, l'ombre des herbes, la silhouette des herbes, indignement baignées de quelques nimbes de lumière lunaire.
Étalé de tout mon long sur la terre, je m'accroche.
Dans la fausse obscurité d'un ciel d'une noirceur bleuâtre, seuls quelques buissons furtifs surnagent. Au loin, des arbres s'agitent face à la nuit. Les ombres indistinctes m'engouffrent. Les chuintements et les sifflements d'un petit vent vicieux, les bruissements des oiseaux dérangés dans leur sommeil me semblent plus réels que mes hallucinations insaisissables. Quoi, là, est-ce une branche qui s'agite ? Ou là, un rongeur qui surgit d'un buisson ? Ça bouge. Ça fuit. Masqué par la nuit, couvert par le chuchotement des feuillages.
Moi, je m'accroche. C'est décidé, je ne cèderai pas.
Étalé de tout mon long sur la terre, je m'accroche.
Mes paumes, au bout de mes bras tendus, frottent contre de petits cailloux âpres. Mes doigts, crispés de rage, s'enfoncent dans le sol sec, poussiéreux, rocailleux.
Mes griffes.
Mes griffes s'aggrippent.
J'enfonce mes ongles dans la terre, je la crève aussi profondément que possible. Je m'y ancre.
Me voilà, terre, celui que tu n'attendais plus.
Chaussures solidement calées dans les moindres défauts du sol, bras et jambes en croix, je m'accroche. Je pose ma tête entre deux touffes d'herbes coupantes, et ferme un instant mes yeux, fatigués d'être exorbités.
Tu es là, terre, je te sens contre moi, et je suis là avec toi. Tiens bon.
Mon col bouge. Mon vêtement semble s'agiter d'un frisson. Qu'est-ce ? Le vent ? Un serpent égaré sur mon dos ? Une branche qui vient me chatouiller de ses scintillements nocturnes ? Je garde les yeux fermés. Ce n'est pas encore le moment de les affronter... Applique-toi contre le sol. Colle tes bras aux mottes inégales. Accroche-toi.
Je m'accroche.
La rugosité de mes joues mal rasées répond à la rugosité de la terre mal arasée. Je me frotte contre ses aspérités. Respire sa poussière. Je m'abandonne à notre étreinte. Mais non ! Je m'accroche ! Il faut que je m'accroche ! Je rouvre les yeux. Le théâtre d'ombres des feuillus poursuit sa danse. Le rythme tombe. Il reprend. Je cherche en vain une cohérence à ce ballet échevelé. En vain. Ce n'est qu'un enchevêtrement de mouvements désordonnés. Une contingence. Le problème n'est pas là. Oserai-je maintenant lever les yeux ? A elle seule cette idée me remplit déjà de peur. Besoin de force. Je m'accroche.
Serre-toi contre moi, terre. Concentre-toi sur nous deux. Accroche toi et ne te laisse pas emporter.
Voilà, je l'ai dit.
La rage me reprend. Je m'aplatis plus que jamais, de tout mon poids. Ne faisons plus qu'un, terre ! Je t'aiderai ! Tiens bon !
Je lève les yeux et les regarde. Elles sont là, hideuses.
Dans ce bleu qui se fait noir, elles brillent, moqueries implacables. Infernales.
Qui suis-je, moi, petit être de sentiments, pour défier la nature ? Comment mes bras malingres vont-ils contrecarrer le dessein des éléments ? Mais je vous mets au défi, phosphorescences sans nombre. Je vous défie, je vous observe, je vous juge, et je vous combattrai.
Comme à chaque fois que je relève les yeux, ça me frappe. Elles ont bougé. Quelle que soit l'heure, sous les rayons rougeoyants du couchant, ou dans la pénombre la plus extrême, elles avancent. Elles tournent. Je les vois bien, d'une heure à l'autre, progresser inlassablement. Tourner, tourner. A vouloir tout emporter. A vouloir saisir la terre, et l'emmener dans leur tourbillon malsain.
Elles tournent, et appellent la terre. Tourne avec nous ! Rejoins notre sarabande ! Tourbillonnons ! Danse, danse, viens !
La terre résiste, elle est lourde, empotée, que ferait-elle parmi cette envolée ?
Mais toutes les nuits. Toutes les nuits les étoiles la tentent. Elles chantent en silence une danse de clarté, de mouvement limpide, et la terre sent qu'elle va se laisser emporter.
Mes ongles s'enfoncent. Tiens bon, la terre. Accroche-toi à moi.
Je m'accroche à toi.
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