6 : Rendez-vous galant...
— Moche, moche, moche ! Mais t’as que des vieilleries dans ton placard ou quoi ? On dirait un vide-greniers ! me lance Mathilde.
— Désolée, mais le goût des vêtements m’est passé en même temps que la vue, tu te souviens ? répliqué-je, vexée.
— Mauvaise excuse : tu ne te vois peut-être pas, mais les autres si ! Et je peux te dire qu’avec de telles robes, le Grégoire, il est pas près de te mettre dans son lit !
— Mathilde !!! Je vais juste dîner avec lui !
— Mais oui, bien sûr…
Si elle savait. J’ai tellement peur… Peur de lui, de moi, de nous. Depuis que j’ai accepté cette invitation, j’oscille entre rêve et cauchemar. Je suis heureuse de pouvoir faire plus ample connaissance avec lui ; après tout, cela fait bien longtemps que je n’ai pas rencontré de nouvelles personnes. Mais je suis angoissée à l’idée de ce rendez-vous officieux : que vais-je bien pouvoir lui raconter ? Il est difficile de parler du beau temps quand on ne voit pas. Et Grégoire, à part le prénom de sa sœur et son métier, je ne sais rien de sa vie.
Alors que je suis perdue dans mes pensées, Mathilde pousse un cri enthousiaste et me jette une tenue dans les bras, en m’ordonnant de l’essayer. De mauvaise grâce, je me dirige vers la salle de bain en tâtonnant. Quelques minutes plus tard, j’en ressors habillée et indécise. Au toucher, j’ai reconnu cette robe. La noire, échancrée dans le dos, que je portais pour mes cocktails entre collègues. Celle de mon existence d’avant.
— Alors ? Je ne ressemble à rien là-dedans, hein ? demandé-je à mon amie.
— Tu rigoles ?! Tu es…Époustouflante ! Elle te va à merveille, pourquoi tu ne la portes jamais ?
— Parce qu’elle me rappelle de mauvais souvenirs… Des choses que je préfère oublier…
— Eh bien, ça va être l’occasion de t’en faire de nouveaux avec Gré-goir-eee, chantonne-t-elle.
— Mathilde, tu es incorrigible ! maugréé-je.
Après la tenue, ma meilleure amie décide de s’attaquer à la coiffure et au maquillage. Je râle pour la forme, mais en réalité, je suis contente qu’elle soit avec moi pour m’aider. Je n’ai pas eu de rencard depuis des siècles, et je crois que je ne sais plus comment faire. Pendant de longues minutes, ses mains s’agitent le long de ma nuque, tandis qu’elle relève mes cheveux en un chignon savamment déstructuré.
Une fois satisfaite du résultat, elle s’attaque d’une main assurée à mon visage. Je laisse mon esprit dériver pendant qu’elle s’occupe de moi. Je suis en train d’imaginer l’effet que pourraient me faire les doigts de Grégoire sur ma peau, lorsqu’une phrase vient heurter mon esprit de plein fouet : « J’ai bien cru que vous ne voudriez plus jamais me revoir. »
Sa voix, mon Dieu, quelle voix ! Un timbre que je reconnaîtrais entre mille. Dans ma tête se mélangent le doute et l’espoir. Après tout, pourquoi cette histoire ne marcherait-elle pas ? Pourquoi ne pas essayer ? J’ai le droit au bonheur moi aussi, oui, j’y ai droit…
Une première sonnerie retentit. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. C’est lui, c’est Grégoire…
— T’as intérêt à ne pas le laisser filer, cette fois-ci ! Ce mec, c’est ta chance. Parce que moi à ta place, je ne me poserais aucune question. Ce serait où il veut, quand il veut…
— Mathilde ! C’est avec moi qu’il a rendez-vous !
— Je sais bien, ma Choupette ! C’est juste pour te booster un peu…
Seconde sonnerie.
— Bon, je vais ouvrir, sinon il va s’impatienter ! Tu nous rejoins dès que tu te sens prête. Mais traîne pas trop non plus…
— Mathilde…
— Oui ?
— Merci…
— De rien, ma Choupette. Et puis qui sait, il a peut-être un pote célibataire et hyper canon à me présenter…
***
J’ai galéré un max pour trouver une place au plus près de son domicile. C’est là, je sonne. Deux fois. C’est étrange, j’ai eu des premiers rendez-vous avec des dizaines de nanas - parfois même pas de rendez-vous du tout, on passait directement du french kiss aux cabrioles sur canapé - mais c’est la première fois que je ne sais pas quel comportement adopter vis-à-vis d’une femme qui me plaît. Angie… C’est vrai, je me suis sapé classe vu la soirée envisagée, et n’importe quelle meuf pourrait le remarquer. N’importe quelle meuf… Sauf elle ! Elle ne le peut pas, puisqu’elle ne voit pas. Alors, j’ai peaufiné les détails : rasage nickel, manucure soignée, cuir chevelu savamment ébouriffé et sans gel pour conserver une souplesse naturelle, corps d’athlète épilé et saupoudré de One Million mais sans excès.
Allez Greg, cette fille n’est pas comme les autres, elle est pour toi…
Tu parles ! Si ça se trouve, elle restera on ne peut plus farouche !
Allez, Greg, séduire tu sais faire ! T’es plus l’ado timide du lycée, et Angie n’est pas Lauryne !
Non, Angie n’est pas Lauryne, elle est peut-être plus inaccessible encore…
— Comment dois-je m’y prendre, Caro ?
La porte s’ouvre, c’est elle ? Ah non, merde, c’est l’autre, l’allumeuse. Mathilde. Je dois avoir l’air con, là, avec mon bouquet de roses, non ?
— Grégoire ! Pile à l’heure ! C’est nous qui sommes en retard, on se fait la bise ?
Nous, on ? Qui ça nous, d’abord ?
Elle m’embrasse sans attendre mon acquiescement. Elle doit penser qu’il est implicite vu que sans elle, il n’y aurait pas eu de rendez-vous ce soir.
— Mais entrez donc, ne restez pas planté là sur le palier ! Tenez, je vous débarrasse. C’est gentil pour les fleurs, Angie adore les fleurs, enfin, surtout leur fragrance… ANGIE, GREGOIRE EST LA ET IL T’A AMENE UN MAGNIFIQUE BOUQUET DE ROSES ROUGE PASSION… Vous allez voir, elle va être en-chan-tée… ANGIE !
— Non, mais nul besoin de la presser, je peux l’attendre…
— Oh vous savez, si je l’écoute, on ne décolle pas avant 23 heures…
On ?
— Prenez donc la peine de vous asseoir, je vous sers un verre ? ANGIE ! Bon, bougez pas, je vais la chercher… ANGIE, GROUILLE-TOI BON SANG !
Putain, mais elle s’arrête quand de jacqueter ? C’est un vrai moulin à paroles cette nana, je ne peux même pas en placer une !
— Pastis, Martini ?
— Pardon ?
— Qu’est-ce que vous prenez comme apéritif ? ANGIE !
Elle quitte enfin la pièce, sans doute pour mettre les fleurs dans un vase et convaincre son amie de m’accueillir.
Ouais, c’est pas gagné…
***
Je pensais être prête, mais ce n’est pas le cas. La panique est montée rien que de l’entendre franchir la porte. Et maintenant, il est là ! Sa voix basse et grave résonne dans l’entrée, alors qu’il discute avec Mathilde. Je l’imagine s’asseoir sur mon canapé, boire dans l’un de mes verres, occuper mon espace. La bulle de protection que je m’étais forgée depuis des années vient de voler en éclats. Cette fois-ci, il n’y a plus de frontière entre lui et moi.
Je respire un grand coup et me dirige vers le couloir de l’étage en suivant les contours de la pièce. Mathilde s’égosille en bas, mais j’ai encore besoin de quelques minutes.
Le temps que mon cœur cesse de s’affoler…
— Bah alors, tu comptes rester plantée dans le couloir encore longtemps ? Je dis ça parce que ton beau gosse t’attend en bas, on est tous prêts à partir pour le resto ! me lance soudain mon amie, en me faisant sursauter de surprise.
— Je… J’arrive… Laisse-moi juste le temps de descendre.
— Tout va bien, Choupette ? T’es toute pâlotte ! ajoute-t-elle, inquiète.
— C’est rien, je me suis juste cognée contre la table de chevet, tu as dû la déplacer tout à l’heure sans le faire exprès, alors j’ai perdu mes repères…
Rassurée par mes paroles, Mathilde redescend sans plus attendre. Je l’entends reprendre sa conversation avec Grégoire, mais le silence du côté de ce dernier est éloquent.
Il est grand temps que je le sorte des griffes de ma meilleure amie !
Je fais attention de ne pas me prendre les pieds dans ma robe, ni de lâcher mes chaussures que j’ai encore à la main, et je franchis chaque marche avec appréhension, tâtonnant du bout des orteils tout en me tenant fermement à la rampe. Parvenue au rez-de-chaussée, j’enfile les talons hauts et tente quelques pas maladroits dans l’entrée. J’avais oublié à quel point c’est difficile d’être une femme. Une fois stabilisée, je laisse mes doigts glisser le long des murs, repérant ici et là des objets familiers, jusqu’à atteindre le salon.
— Il paraît que le restaurant que vous avez choisi est excellent ! Comment l’avez-vous trouvé ? Même moi qui suis native de la région, j’ignorais qu’il existait ! Et pourtant, j’adore ce quartier, surtout ses boutiques de pâtisseries !
— …
— Grégoire ? Vous m’écoutez ? Allô ?
Le silence se fait alors que j’entre dans la pièce.
— Angie… Vous êtes… Splendide ! murmure-t-il.
Sa voix, je sais que je ne devrais pas, mais chaque intonation, chaque vibration m’envoûte. Je ne vais pas réussir à articuler le moindre mot s’il continue. Allez, concentre-toi sur autre chose, la fragrance des roses qui traîne encore dans la pièce, l’odeur de son parfum : pamplemousse et menthe poivrée. Sensuel et viril, sûr de lui, évidemment.
— Je… J’aimerais vous retourner le compliment… Mais, ça serait mentir…
— Ne vous en inquiétez pas, je fais bien pâle figure à côté de vous !
— Merci, soufflé-je un peu perdue.
Que vais-je faire à présent ? M’asseoir sur le canapé ? Seulement, je ne sais pas où Grégoire s’est installé. Il ne manquerait plus que je m’effondre sur lui. Toutes mes marques s’effacent sur son passage. Je n'y arriverai pas…
— La réservation que j’ai faite pour le dîner est pour bientôt, on devrait y aller ! décide-t-il en remarquant mon hésitation, volant à mon secours une nouvelle fois.
— Excellente idée ! Je meurs de faim !!! s’enthousiasme Mathilde.
— Hum… Je crois qu’il y a un malentendu… s’étonne-t-il.
— C’est de ma faute, j’ai proposé à mon amie de venir avec nous, avoué-je. Pour être honnête, j’avais… Peur de rester seule… Avec vous…
Pourquoi ne parle-t-il plus ? L’aurais-je vexé ? Il s’est levé, je le sens si près de moi…
— Est-ce toujours le cas ? me demande-t-il de but en blanc.
— Je ne crois pas… Mathilde, je suis désolée… J’aimerais que tu nous laisses en tête à tête, Grégoire et moi…
— Oh… Très bien ! Parfait même ! On me laisse tomber dès qu’on n’a plus besoin de moi, à ce que je vois. Non mais allez-y, faites comme si je n’étais pas là…
— Non, Mathilde ! Excuse-moi !
— C’est bon, j’ai compris…
— Mathilde…
La porte claque. C’est la première fois que ma meilleure amie se met en colère. Un pincement au cœur me saisit, vite effacé par la main de Grégoire sur mon bras. Cette fois-ci, il ne reste plus que nous deux. Je dois me montrer à la hauteur. Mon rendez-vous galant, le premier depuis une éternité, peut enfin commencer.
Annotations
Versions