8 : Indiscrétions
9 heures du mat’. Le riff de Magic System me tire de mon sommeil.
"Tu es fou, nous aussi on est fous…"
La sonnerie polyphonique que j’ai programmée pour Léo. Ça lui va bien, c’est aussi déjanté que lui… Je décroche. Voix pâteuse.
— Salut Léo !
— Salut vieux ! Ben dis donc, t’es pas facile à joindre ! J’espère au moins qu’elle vaut le coup, ta cougar…
— On va dire ça, ouais.
Mentir. Je retombe dans cette spirale infernale. Mais comment lui parler d’Angie ? En plus, il se foutrait de moi, c’est sûr, vu qu’on n’a même pas couché ensemble…
— Bon, quand est-ce que tu quittes ton bled pourri ? Parce que tiens-toi bien, Sally organise une nouvelle méga teuf samedi soir. Ça va déchirer grave ! Et puis je sais pas ce que tu lui as fait, à la Sally - enfin si, je me doute - mais elle est quasi en transe dès qu’on évoque ton prénom. Du coup, elle tient absolument à ce que tu sois là. J’en connais un qui va se régaler, samedi soir… Ça va niquer sévère dans tous les coins, moi je te le dis ! Veinard va !
— Ce sera sans moi, Léo. Je ne rentre pas. Pas tout de suite en tout cas…
— Quoi ? Putain, qu’est-ce que c’est que ces conneries, t’as pété un câble ou quoi ? Je t’amène une meuf dans ton pieu sur un plateau d’argent, et puis de la chaudasse, de la bonne, et toi tu préfères rester là-bas, dans ce trou paumé ?
— Je suis crevé, man, j’ai besoin de me ressourcer. J’ai besoin d’un vrai break, de vraies vacances. Ça fait au moins deux ans que je taffe comme un dingue. Évidemment, toi tu ne connais pas ça : chez toi, c’est RTT toute l’année…
— Hé, je bosse des fois, quand même ! Et puis, on s’était bien marrés à Ibiza, au printemps dernier. Les virées en boîte toutes les nuits, des nanas en veux-tu en voilà…
— Ouais mais c’était pas du repos…
— ’tain, c’est quoi ces vacances troisième âge que tu nous fais, là ? T’as trente piges, mec, t’en as pas soixante-quinze ! A moins que ça soit ta cougar… Ouais, c’est ça mon salaud ! Elle est chaude comme la braise et tu la prends dans tous les sens… Enfoiré va ! Et comment tu vas faire pour ton boulot ?
— C’est plutôt calme ces temps-ci. Je vais prévenir Aurélie, lui demander de décaler mes rendez-vous. Et en cas d’urgences judiciaires, elle pourra toujours les orienter sur Leroux.
— Et du coup, t’es là-bas jusqu’à quand ?
— Je sais pas trop. Encore une semaine, peut-être deux…
— Tu veux vraiment rien me dire sur ta bombe sexuelle ?
— Non, il ne vaut mieux pas, ça te rendrait fou…
— Tu es fou, nous aussi on est fous…
Je ris, lui aussi à l’autre bout du fil. Il est complètement jeté, mon pote. Je l’aime bien pour ça, pour tous ces bons moments passés ensemble. Mais est-ce vraiment un ami si je ne peux rien lui confier de personnel, d’intime ?
— Allez, vieux, faut que je te laisse. Parce que même en vacances, j’ai un emploi du temps de ministre…
— Espèce de petit saloupiot, je suis sûr qu’en fait, t’en as deux sur le feu !
— Fantasme, mon gars, fantasme. Moi je ne me contente pas de rêvasser.
Je fanfaronne, encore. S’il savait… Après avoir raccroché, je me dirige vers la salle de bain pour prendre ma douche. Angie est partout en moi, dans ma tête et dans mon cœur. Et elle me manque, déjà…
***
La rue me semble moins hostile que d’habitude. Même les klaxons des voitures n’arrivent pas à couvrir le bruit des oiseaux qui virevoltent, heureux de profiter de la douceur de cette matinée d’automne. Je promène mes doigts le long des murets de la jetée, et tends mon visage vers le soleil, savourant chaque rayon, profitant de l’instant présent. J’ai presque chaud habillée comme je le suis, avec mon jean rentré dans des bottines en daim, mais j’ai préféré cacher le vilain bleu qui a gonflé sur mon genou pendant la nuit. Je ne veux pas que Grégoire s’inquiète, malgré mon boitillement qui persiste et que j’ai du mal à masquer. Et puis, ce n’est pas seulement pour lui que je le fais. J’ai pris cette habitude de contourner les obstacles de la vie quotidienne en les maquillant sous de l’indifférence. Sûrement pour échapper à la pitié, comme un doigt d’honneur à mes blessures. Mais qu’importe, je sens qu’aujourd’hui est un jour différent, j’ai l’esprit léger. Pour un peu, je chanterais presque…
En entrant dans la librairie, je suis surprise par le calme qui y règne. D’habitude, Mathilde est déjà là quand j’arrive. Je la surprends toujours en train de fredonner des chansons idiotes, tout en rangeant les rayons. Mais là, rien, silence. Pourtant, je sais qu’elle est là. En accrochant mon manteau à l’entrée, j’ai senti le sien. J’avance avec précaution jusqu’au comptoir qui me sert d’accueil. Personne…
— Mathilde ? Où es-tu ?
— Je suis dans la réserve…
— Tu peux venir s’il te plaît ?
Bruits de pas qui se traînent jusqu’à moi.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me lance-t-elle grincheuse.
— Bonjour à toi aussi ! Je voulais m’excuser à nouveau… Pour hier soir…
— C’est bon. Pas de souci. C’est oublié.
— Mathilde, je…
— Choupette ?
— Oui ?
— Je suis désolée, tu sais…. D’être trop envahissante parfois. C’est juste que… Tu es ma seule famille. Je n’ai que toi et j’aimerais tellement que tu sois heureuse…
— Oh Mathilde…
Les bras en avant, je cherche à l’atteindre, et, trouvant ses épaules, je la serre fort contre moi. Elle tremble, ou pleure, je ne sais pas trop. En vérité, ma meilleure amie est bien plus fragile qu’elle ne le laisse croire ; une enfance difficile et une jeunesse égarée ont fait d’elle la femme qu’elle est. Exubérante, mais jamais malveillante. Trop entière pour ce monde.
— Heureuse je le suis, plus que jamais. Tu peux me croire !
— Oooooh, ne me dis pas que Grégoire et toi, vous avez…
Enfin, la vraie Mathilde est de retour.
— Non, pas du tout ! lâché-je en éclatant de rire.
— Allez, crache le morceau ! Ton sourire est trop large pour être honnête !
— Disons qu’on s’est…Embrassés…
— J'en étais sûre !!! Et alors ? C’était comment ?
— C’était… Incroyable…
Si elle savait… Si elle pouvait deviner que c’est bien plus que ça, qu’il n’y a pas de mot pour le décrire. Mais elle n’en a pas besoin. C’est mon jardin secret. Ce petit bout de lui que je garde pour moi seule. Oui, en cet instant, j’ai enfin l’impression qu’il existe une personne ici-bas qui n’est faite que pour moi, qui n’appartient qu’à moi. Et il me manque, déjà…
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