12 : Ou déchante ?
Je fais le pitre sur la place du marché, avec un homard, une langoustine. Je surjoue, j’en fais des tonnes pour épater la galerie, attirer l’attention sur moi. Et ça marche. Les deux femmes qui m’accompagnent sont hilares de mes frasques tandis que les marchands me fusillent du regard. Ce qui ne fait que renforcer un peu plus le comique de la situation, le rire de Mathilde, communicatif, et celui d’Angie, si clair, si limpide. Presque cristallin.
Cet ego démesuré, je ne l’avais pas avant la disparition de Caroline. C’est venu après, bien après. Caro a tout emporté avec elle : la fierté de mon père, la joie de vivre de ma mère et même une part de moi. Sans elle, j’étais insignifiant, je n’étais plus rien aux yeux de mes parents. Juste celui qui reste. C’est dans la solitude que j’ai appris à me relever, à m’endurcir. Et c’est dans le regard des autres que j’ai puisé cette force qui m’a poussé à me battre, à survivre alors que plus rien ne me retenait. C’est pour ça que je joue un rôle en permanence. Pour exister. Et pour avoir une raison d’exister. Sauf qu’aujourd’hui, tout a changé. Aujourd’hui, la seule personne pour laquelle je veux briller sait ce que je cache sous mon masque. Et paradoxalement, cette seule personne qui m’a vu sous mon vrai jour souffre de cécité. Et c’est elle qui est devenue ma raison de vivre, d’exister.
Nous nous achetons de copieux sandwiches pour aller pique-niquer sur la jetée. Le temps est plutôt clément pour un mois d’octobre, on se croirait presque en mai. La bonne humeur s’invite même à notre repas. Elle ne nous a pas quittés depuis ce matin dans la cuisine.
— Mathilde ? me hasardé-je. Je peux te poser une question ?
— Oui, vas-y Grégoire…
— T’es plutôt sympa et mignonne comme nana et…
Angie se rappelle rapidement à mon bon souvenir en m’envoyant un léger coup de coude dans les côtes.
— Aïe ! Laisse-moi finir, ma chérie… Je reprends donc… Mathilde, toi qui es plutôt sympa et mignonne, pourquoi n’es-tu pas maquée avec un mec ?
— Maquée ! Bonjour l’expression, merci !
— Non mais tu vois ce que je veux dire…
— Probablement pour les mêmes raisons que toi.
— Ah ça, ça m’étonnerait ! Moi, c’est parce que je ne voulais pas m’engager…
— Tout pareil ! Si je suis seule aujourd’hui, c’est parce que Loïc ne voulait pas s’engager !
Et nous partons dans un fou rire qui n’en finit plus.
— Loïc ? On n’a pas idée aussi de choisir un Breton, non mais franchement ! Enfin, Mathilde, chacun sait que les Bretons n’aiment que la mer ! Ils n’en ont que pour elle, et elle est de surcroît une maîtresse redoutable… Ma chérie, tu as bien fait de choisir un métropolitain, ascendant montagnard.
— Mon cher Grégoire, Loïc n’était pas Breton, mais Parisien !
Nos rires redoublent d’intensité. Mais je perçois une mélancolie sous-jacente dans celui d’Angie. La distance… Elle a peur que la distance nous sépare.
***
Sur le chemin du retour, mon Angie me paraît absente, comme détachée de la conversation que nous avons, Mathilde et moi. On échange sur nos vies respectives, nos goûts cinématographiques et musicaux, mais ça ne semble pas beaucoup intéresser ma dulcinée. Serait-elle jalouse ? Je ne peux quand même pas ignorer Mathilde !
— Angie, ça va ? Je te sens toute chose…
— Oui oui, ça va… Juste un coup de fatigue. Je n’ai plus l’habitude de sortir le soir…
— Tu veux qu’on rentre ?
— Non… Non, je sais que tu as envie de profiter de cette journée.
— Je ne veux pas te forcer non plus…
Un concert de klaxon m’interrompt. Je ralentis le pas et m’arrête presque avant de me retourner pour voir quel est l’abruti qui s’autorise à faire un tel tapage en pleine ville. Et là, j’hallucine ! C’est le SUV de Léo ! Non mais je rêve ! Qu’est-ce qu’il fout là ?
Instinctivement, je m’écarte légèrement des deux femmes qui m’accompagnent.
— Salut vieux ! me lance-t-il fenêtre ouverte, une fois arrivé à notre hauteur.
— Léo ?
— Ben ouais, c’est moi ! Vas-y cache ta joie, ça fait plaisir…
— Non, c’est juste que je suis surpris, c’est tout.
— Alors, tu me présentes pas à tes copines ?
Mon meilleur ami stoppe son véhicule et en descend avec l’évidente volonté de s’imposer.
— Bon, puisqu’ici faut tout faire soi-même… Léo Parisi, et vous, Mesdemoiselles, c’est comment ? demande-t-il en serrant à tour de rôle la main d’Angie et de Mathilde.
— Euh…
— Ce sont deux amies que j’ai rencontrées ici. On a très vite sympathisé en fait. Elles tiennent une librairie dans le centre, à deux pas du port.
— Ouais, mais c’est quoi leur petit nom ?
— Tu as Angie à ma droite et Mathilde à ma gauche.
— Cool ! Et ta cougar, elle n’est pas avec vous ?
— Léo !
Je sens qu’Angie crève d’envie de me dévisager. Pour la première fois depuis notre rencontre, je devine que la vue lui manque. Parce que je suis certain qu’elle aimerait pouvoir sonder mon regard pour y démêler la part de vérité de celle du mensonge.
— Ah OK, elles ne sont pas au courant… Désolé, vieux, je ne pouvais pas savoir !
Puis, il se rapproche de moi comme pour me donner l’accolade et me chuchote à l’oreille :
— C’est moi ou elles sont hyper coincées du cul, tes copines ?
Je crois que mon indignation se lit sur moi. Comment lui dire ?
— En tout cas, je ne suis pas venu seul. Parce qu’il y avait quelqu’un qui se languissait de toi là-bas, à Lyon, dans son petit deux-pièces. Tu sais, celui que tu as visité pendant toute une nuit, il y a plus d’un mois…
Sans le savoir, il est en train de me foutre dans une sacrée merde. Pourtant, je pourrais tout arrêter d’une seule phrase, tout lui balancer pour qu’il se taise enfin. Je pourrais mais n’y parviens pas.
La porte passager de l’Audi de mon pote s’ouvre. Une chevelure blonde platine, un maquillage à outrance, une tenue trop aguicheuse, presque vulgaire…
— Salut beau gosse, ça faisait longtemps dis-moi ! Je t’ai manqué j’espère…
Sally ! Putain, j’avais oublié que je l’avais baisée celle-là !
Elle s’approche de moi, la démarche féline et le regard panthère. Elle m’embrasse à la commissure des lèvres et laisse traîner sa main sur mon entre-jambe. Une érection. Réaction primaire, instinctive. Animale. Je ne devrais pas. Je sais que je ne devrais pas.
— Ah ça te laisse sans voix ça, hein mon cochon ?
Léo se marre. Y’a vraiment rien de marrant pourtant. Je suis mal à l’aise. Sally me murmure quelque chose, quelque chose de très explicite, mais mon cerveau ne le capte pas. Je suis déconnecté de cette réalité qui me rattrape, de cet autre moi que je voulais oublier.
— … Je suis à toi, rien qu’à toi. Je ferai tout ce que tu veux. Je serai ta salope, ta chienne…
Je ne perçois que des bribes. Peut-être sont-elles plus fortes, plus audibles. Peut-être…
— Viens Angie, on s’arrache !
Mathilde. C’est la voix de Mathilde qui me ramène sur le port. J’ai ouvert les yeux, mais Angie et elle ne sont plus là. Il n’y a plus que Sally et Léo. Et l’ancien moi.
— Je t’avais bien dit qu’elles avaient l’air coincé, tes copines !
— Mais moi je ne le suis pas…
J’aimerais pouvoir m’échapper de ce traquenard, retrouver Angie, lui dire que tout ça n’est qu’un horrible malentendu, une blague débile de potache… Seulement, ce n’est pas elle qui est suspendue à mon cou, c’est l’autre, la fille facile. Et c’est comme si cette odieuse tentation venait chatouiller l’ex-sex-addict en plein sevrage que je suis pour le faire replonger. Vais-je avoir la force mentale, physique de dire non, de résister ? J’en sais rien, j’en sais rien du tout…
Tu n’y arriveras pas… Tu n’y arriveras pas…Tu n’y arriveras pas…
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