15 : Frères
Je n’ai pas fermé l'œil de la nuit. Il faut dire aussi que mon esprit vagabondait, s’égarait même parfois entre l’homme sans attache que j’étais et l’amoureux transi que je suis devenu. Et au milieu de tout ça, il y a eu Angie. Angie qui s’est invitée dans ma nuit blanche. Elle n’était pas seule, il y avait Léo aussi. Léo qui était sans doute tout autant que moi frappé d’insomnie puisqu’il a répondu du tac au tac à mon texto de 2 heures 58 du mat’.
Il était OK pour qu’on se retrouve vers midi au Café de la Marine pour déjeuner. Pour s’expliquer aussi. Apparemment, il est tout aussi perturbé que moi, je le sens à la teneur des messages qu’il m’a envoyés jusqu’à 4 heures 20, mais pas pour les mêmes raisons. Mélange d’incompréhension, de colère et de rancœur. Besoin de comprendre pourquoi.
***
Bruine matinale, avec cette curieuse impression qu’il ne fera plus jamais beau, que ce foutu crachin me collera à la peau jusqu’à la fin de mon existence. Une douche rapide, des fringues au hasard, un café sans sucre avalé en vitesse. Pas envie de converser avec mes hôtes de toute façon. Ils savent que je lève le camp dans deux jours, des obligations professionnelles que m’a rappelées Aurélie, ma secrétaire, au saut du lit. Deux jours pour me réconcilier avec Angie ou la perdre définitivement. J’ai plus que jamais besoin de l’aide de Léo sur ce coup-là, parce que je suis paumé, complètement paumé ; je ne sais plus comment faire pour qu’elle me pardonne, pour qu’elle comprenne que je l’aime…
***
Il est presque midi mais je traîne encore, je tourne autour des Pages du Grand Meaulnes, tente de l’apercevoir, hésite à m’aventurer plus avant, croise le regard noir de Mathilde dans la vitrine, puis renonce. Léo m’attend.
***
Le resto est plus sombre que dans mes souvenirs. Est-ce le temps grisâtre ou ma mauvaise humeur qui me joue des tours ? En fait, depuis que je fréquente l’endroit, je n’ai toujours consommé qu’en terrasse. C’est peut-être pour ça, l’étrange impression que j’en ai. Ou peut-être parce que je n’y ai jamais fait plus attention que ça.
Léo est attablé au fond de la salle, un box près de la fenêtre pour regarder tomber la pluie, ou le spectacle de l’océan agité. Une façon comme une autre de se donner une contenance…
— Salut vieux ! m’efforcé-je de lâcher sur un ton que je veux neutre mais qui ne l’est assurément pas.
Mon meilleur ami lève ses yeux de son assiette avec cet air qu’il a toujours de vouloir s’excuser lorsqu’il se croit pris en faute.
— Chalut, me répond-il la bouche pleine. Tu m’en veux pas, j’ai déjà commandé, j’avais la dalle.
— Non, vas-y. T’as pas pu t’en empêcher, hein ? Ton sempiternel steak-frites, même en Bretagne…
— Ben quoi, c’est bon, un steak-frites !
J’ôte ma parka et me glisse sur la banquette en moleskine.
— Léo, Léo… Je suis sûr que même à Pékin, tu ferais n’importe quoi pour avoir ta sacro-sainte assiette fétiche. Bon sang, vieux, on n’est pas au Lyon d’Or, c’est pas comme chez nous ici !
— J’avais cru comprendre, ouais…
— Ça veut dire quoi, ce regard plein de reproches ?
— Ça veut dire qu’à mille bornes de chez nous, même toi tu n’es plus le même. T’as changé, mec, et pas en bien ! Moi, comme un con, je me décarcasse pour prendre quelques jours, te faire une surprise du feu de Dieu, et toi, tu la remballes, tu la fais chialer avant même de l’avoir baisée ! Tu me déçois, man, tu me déçois beaucoup…
Le garçon de café vient prendre ma commande. Je ne sais pas comment lui dire à Léo.
— J’ai pas été cool avec Sally et toi, c’est vrai…
— Pas été cool ? C’est tout ce que t'as trouvé ? Sally a voulu se foutre en l’air, Greg, à cause de toi !! Je crois pas que tu réalises…
— Quoi ? Sally ? C’est pas possible…
— Eh ouais, vieux ! Et si j’avais pas été là, sûr qu’elle l’aurait faite, sa connerie, parce que c’est moi qui l’ai ramassée, la Sally, moi qui ai séché ses larmes. Tu vois, je pensais pas que tu pouvais être ce genre de type, un salaud de la pire des espèces. « Pas été cool… », tu parles ! T’es bien plus qu’en-dessous de la vérité là !
On me sert mon plat mais je n’ai aucune envie d’y toucher. Je suis estomaqué. Pourtant, il faut qu’il sache, je n’ai jamais voulu ça.
— Et ça ne t’a pas effleuré l’esprit que si je l’ai repoussée, c’est que j’avais une bonne raison ?
— Attends, tu l’as quand même jetée alors que vous étiez à moitié à poil tous les deux !
— J’ai pas pu lui dire avant. J’étais incapable de lui dire, pas plus qu’à toi.
— Mais dire quoi, bordel ?
— Mets-toi deux secondes à ma place, Léo. Juste deux secondes. Tu débarques sans crier gare, me balances une nana dans les bras comme ça, sans me demander mon avis, ni même te soucier de ce que vont penser les deux femmes qui se baladent avec moi ce jour-là.
— Je comprends pas, man. Je croyais qu’on était amis, mais apparemment, je me suis planté parce que le gars que j’ai en face de moi aujourd’hui, avec son discours bien propret, bien en place, je le reconnais pas. Non, Greg, je ne te reconnais pas. Il n’y a pas si longtemps, tu m’aurais payé une bouteille de champ’ pour un plan pareil. Qu’est-ce qui t’arrive, vieux ?
— Je suis amoureux, Léo. Pour la première fois depuis très longtemps. Et c’est pas une aventure sans lendemain, c’est pas qu’une histoire de cul, c’est bien plus que ça. C’est pour ça que j’ai pas pu avec Sally. Sauf qu’Angie croit qu’elle et moi, on a…
— Angie ? Attends, Angie, c’est pas l’une des deux nanas qui t’accompagnaient hier sur le port ?
— Si justement. Et si elle est aveugle, elle est loin d’être sourde.
— Aveugle ? Putain, j’ai rien remarqué ! Mais alors… Et ça te gêne pas, son handicap, tout ça ?
— Je suis tombé sous le charme. On a appris à se connaître, je lui ai fait la cour à l’ancienne. J’ai aimé qu’on prenne notre temps… On commençait à être hyper fusionnels elle et moi, et toi, t’es arrivé avec tes gros sabots lyonnais et t’as foutu les deux pieds dans le plat !
— Hé, je pouvais pas savoir, moi ! C’est de ta faute aussi, à force de tout garder pour toi…
— Va savoir pourquoi, mais j’étais persuadé que si je te parlais d’amour, tu allais te payer ma tête.
— Moi ? C’est pas du tout mon genre pourtant…
On éclate de rire tous les deux. Malgré notre différend, notre amitié est intacte.
— Tu bouffes pas ? C’est toi qui me fais la morale sur la gastronomie locale et tout, et tu touches à rien. T’es jaloux de mes frites ou quoi ?
— Ouais, je crois bien…
— Garçon, un deuxième steak-frites pour mon pote ! Il a voulu se la jouer couleur locale, alors que même à table, il a le mal de mer…
— Léo ! Qu’est-ce que tu peux être con quand tu t’y mets !
— Et encore, t’as rien vu là ! Bon, c’est pas tout ça mais comme tu m’as baratiné sur tes deux cougars fictives, tu peux même pas m’en présenter une. A moins que l’autre, tu sais, la copine de ta dulcinée…
— N’y pense même pas ! Sur ce coup-là, on est grillés tous les deux.
— Toi, il faut absolument que tu te remettes avec ton Angie, sinon tu risques de me pourrir tous mes plans cul à venir !
— Je croyais que tu la trouvais coincée, la Mathilde.
— Moi ? J’ai jamais dit ça… Bon, c’est vrai, je l’ai dit, mais y’a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, non ?
Notre conversation se poursuit d’un ton badin jusqu’au café. Seulement, Léo sent bien que je suis préoccupé.
— Tu rentres quand ? me demande-t-il à brûle-pourpoint.
— Dans deux jours à peine…
— Faut que tu lui parles, qu’elle accepte de t’écouter. Après, libre à elle de te pardonner ou pas, mais il faut qu’elle sache, tout. Y compris jusqu’où tu es allé avec Sally cette seconde fois, pour qu’elle comprenne que c’est pour elle que t’as tout arrêté. Parce que ça, c’est quand même une putain de preuve d’amour ! Crois-moi, dans pareille situation, y’a pas beaucoup de mecs qui auraient résisté à la tentation, même en étant fous de leur nana.
— Je sais pas, t’as peut-être raison au fond…
— Bien sûr que j’ai raison ! De toute façon, man, t’as plus rien à perdre, alors vas-y, fonce.
— Bon, qu’est-ce qu’ils foutent avec l’addition, là ?
— Fonce, je te dis ! Moi je m’en occupe de l’addition. C’est le moins que je puisse faire pour vous deux…
— Merci, vieux. Vraiment, merci !
Je quitte le resto et me dirige vers chez Angie. J’ai moins d’une heure pour la convaincre, une heure avant qu’elle n’ouvre à nouveau Les pages du Grand Meaulnes.
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