18 : Bliss (partie deux)
— Toutes mes félicitations, Grégoire ! Je ne savais pas que tu fréquentais aussi sérieusement une bien jolie demoiselle. D’ailleurs, depuis que tu vis sur Lyon, on ne te voit plus beaucoup…
Jeanine, une amie de ma mère qu’elle s’est crue obligée d’inviter parce que son fils et moi étions camarades de classe en primaire.
— J’ai quitté Lyon depuis plusieurs mois déjà…
— Oui, je sais, Marie-Hélène m’en avait touché quelques mots. Oh, j’ai failli oublier : Gabriel te félicite lui aussi ! Il aurait bien voulu venir, mais il a été retenu par ses affaires à Shanghai…
Elle me saoule ! Putain mais qu’est-ce qu’elle me saoule ! Et moi, je reste planté comme un con, à l’écouter poliment, un verre à la main.
Pour m’échapper de ces ennuyeuses palabres qui n’intéressent que mon interlocutrice, je parcours la salle des yeux. Angie doit être en train de converser avec d’autres convives, sans doute assistée de Mathilde pour la guider dans ce lieu qui lui est inconnu.
Mon regard se pose un instant sur ma mère, isolée dans son coin, un vague sourire mélancolique aux lèvres. Le même qu’elle arbore toujours en public. Pour faire bien. Pour faire croire à tout le monde que la vie continue, que le bonheur est possible. Sauf qu’elle n’est pas vraiment là, elle est ailleurs, avec sa douleur enfouie en elle depuis plus de quinze ans. Oui, depuis plus de quinze ans, ma mère vivote à coup d’antidépresseurs, de moins en moins efficaces au fil du temps, à force d’en augmenter la dose, à force d’en prendre. J’essaie d’attirer son attention en levant mon verre dans sa direction pendant que Jeanine continue son speech, mais elle ne me voit pas. Il n’y a jamais eu que Caroline dans ses prunelles ; moi je n’y ai plus jamais eu droit de cité depuis la disparition de ma soeur.
— D’ailleurs, Gabriel fréquente une jeune femme, lui aussi. Oh, ils ne parlent pas encore mariage, mais entre nous, j’espère bien que celle-ci sera la bonne ! Qu’ils me fassent vite des petits-enfants…
Mon père… Mon père, c’est différent. Il ne montre rien. Il n’a jamais rien montré, jamais un seul geste d’affection, pour personne. Mais le reproche est là, implicite. Je ne suis pas Caroline, celle qu’il aurait due conduire à l’autel. Moi, je suis juste celui qui reste…
— Quand tu seras de passage par chez nous avec ton épouse, pense à nous rendre visite au chalet, ça nous ferait plaisir…
— Angie et moi n’y manquerons pas. Pardonnez-moi, Jeanine, mais je crois qu’on sollicite ma présence auprès de la mariée…
Une esquive pour me dérober de tout ce qui me pèse. Une envie de m’arracher à tout ça, de redevenir léger et de prendre part à la fête. De rejoindre ma chérie, mon épouse.
— Mais certainement….
***
— Bon, eh bien je fais la totale aujourd’hui !
— Ah oui ?
— Ben oui ! Je réceptionne le bouquet de la mariée sur le parvis de l’église, et là, en remplissant ma flûte de champagne, je termine la bouteille…
— Si ça continue, Mathilde, on va te marier dans l’année !
— Pour ça, ma Choupette, il faudrait que Léo se grouille de faire sa demande parce qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps pour publier les bans…
J’entends le rire si cristallin d’Angie. Il me ramène à la vie, à notre avenir.
— Alors, les filles, ça va ?
— Où étais-tu donc passé ?
— Accaparé par une invitée…
— Une invitée ?
— Oui, de l’âge de ma mère…
— J’aime mieux ça !
Un baiser furtif d’amoureux, interrompu par mon ami Léo qui s’empare du micro sur l’estrade.
— Mesdames et Messieurs, votre attention s’il vous plaît.
Le brouhaha cesse.
— Bonjour à toutes et à tous. Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas, je suis Léo, le témoin du marié. Et… Tenez, je vous propose de les applaudir et de leur faire une place pour qu’ils accèdent à la scène…
Je fais non de la tête, je suis sûr que mon pote nous a encore concocté l'un de ces jeux stupides et salaces qu’on voit fleurir dans tous les mariages.
— Allez, venez ! Ne vous faites pas prier !
J’entends nos prénoms résonner dans la salle.
— Ma chérie, je crois qu’on n’a pas le choix…
Angie me sourit. Elle n’a aucune crainte parce qu’elle est à mon bras. Parce qu’elle ne connaît pas Léo autant que moi. Nous rejoignons l’estrade.
— Ne me regarde pas comme ça, vieux ! J’ai juste envie de dire à tous vos proches qui sont dans la salle combien je suis heureux pour vous deux, et combien tu reviens de loin pourtant.
— Je crains le pire…
— Parce que vous ne le savez peut-être pas, mais Greg n’a pas toujours été comme ça, romantique, chevaleresque…
— Léo !
— Alors, vous croyez que c’est le mariage qui l’a transformé en prince charmant, mariage qui, pour ne rien faire comme tout le monde, s’est étalé sur une semaine puisque ces messieurs-dames ont absolument voulu passer devant Monsieur le Maire à la date anniversaire de leur premier baiser. Je vous épargne les désagréments collatéraux que ça a engendrés pour moi, à savoir devoir piocher dans mes RTT pour pouvoir assister à leur union… Bref, il fallait vraiment que Grégoire soit un super pote pour que je lui concède ce sacrifice…
Je m’empare brièvement du micro.
— Tu parles d’un sacrifice ! Tu devrais plutôt nous remercier. Grâce à nous, tu as pu passer davantage de temps avec Mathilde… Au fait, t’as prévu quand de lui demander sa main ?
Rires dans l’assemblée.
— Mais rends-moi ça, je n’ai pas fini ! Je disais donc que vous croyez sans doute que ce n’est que le mariage qui l’a transformé, mais je puis vous assurer que le changement qui s’est opéré en lui remonte à bien plus longtemps. C’était il y a un an, quand il est venu se perdre dans ce trou paumé et qu’il y a rencontré Angie. Et ces deux-là, ils se sont bien trouvés, ils sont complètement connectés. Et même quand j’ai mis les deux pieds dans le plat au début de leur histoire, c’était déjà tellement fort que rien n’a pu les empêcher de continuer à vouloir être ensemble. Angie est différente de toutes les autres femmes, oui, mais c’est sa différence qui a su séduire mon meilleur ami. C’est pour ça que je vous souhaite à tous les deux, et du fond du cœur, le meilleur.
Des applaudissements, encore. Et surtout, de l’émotion à fleur de peau. Les mots de Léo nous touchent. Et dans cette étreinte fraternelle qu’il nous donne, je ressens toute cette amitié qu’il a pour moi, même si je n’ai pas toujours joué franc-jeu avec lui. Aujourd’hui je sais qu’il ne m’en veut pas.
— Bon, on va pas non plus s'appesantir et chialer comme des midinettes ! Il est grand temps pour vous, les mariés, d’ouvrir le bal. Alors musique, maestro !
L’orchestre joue une valse viennoise pour nous. Au milieu de la piste de danse, c’est moi qui conduis. Angie se laisse guider mais elle n’a rien oublié de ses jeunes années, du temps où elle voyait encore et qu’elle valsait dans les mariages avec quelque cavalier de circonstance. Nous tournoyons comme ça, au rythme de la mélodie, de la musique, sans aucune anicroche, comme si nous étions des danseurs-nés. Pourtant, il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de m’adonner à la danse de salon. La première fois me semble remonter à une éternité. Et c’était une valse, déjà. Je devais avoir dix ans à peine et me faisait en permanence houspiller par ma cavalière du jour parce que je ne savais pas danser.
***
— Aïe ! Tu veux bien arrêter de me marcher sur les pieds ?
— Excuse-moi Caro, mais tu vas trop vite, aussi !
— Hey, je te rappelle que c’est à l’homme de conduire, normalement.
— Ralentis ! Tu me donnes le tournis…
— C’est une valse, frérot, c’est donc une évidence que ça tourne.
Caroline accélère encore un peu plus, et on tournoie, tournoie encore jusqu’à nous échouer dans le décor de carton-pâte en gloussant de concert.
Debout le premier, je lui tends la main pour l’aider à se relever.
— J’ai toujours rêvé de faire ça, offrir ma main à ma dulcinée.
— Ouais ben j’espère pour toi qu’elle ne sera pas trop regardante sur tes qualités de danseur…
— Tu oublies que j’ai un charme irrésistible !
— Toi, un charme irrésistible ? Laisse-moi rire ! Faudrait vraiment que la nana soit aveugle pour s’enticher d’un mec comme toi, microbe ! Et encore plus pour daigner t’épouser…
— Oh ça va, t’es pas Miss Monde non plus !
***
C’était une vanne parmi tant d’autres, une vanne de plus, insignifiante dans le flot de nos chamailleries quotidiennes. Jamais de vraies disputes, juste un peu d’ironie, des travers tournés en dérision parce qu’on n’a jamais vraiment su être sérieux plus de cinq minutes tous les deux. Une complicité de jumeaux presque, que beaucoup nous enviaient. Parfois, on se comprenait même sans rien dire, il suffisait d’un regard et le fou rire suivait de près, pour une raison qui n’appartenait qu’à nous.
Et c’est marrant quand j’y pense, parce qu’aujourd’hui, cette vanne insignifiante prend une saveur particulière.
— T’avais vu juste, Caro, il n’y a qu’Angie qui pouvait accepter de me donner sa main…
D’autres couples nous ont rejoints sur la piste de danse, mais l’orchestre ne joue plus la même partition. Nous choisissons de nous retirer pour rejoindre notre table. J’attire Angie à moi pour la faire asseoir sur mes genoux, ses bras autour de mon cou. Et je l’observe amoureusement. Je me dis que j’ai une chance folle d’avoir pour moi la plus belle femme du monde.
Il y a toujours ce vacarme envahissant autour de nous, mais c’est comme si nous nous étions réfugiés dans notre bulle, comme s’il n’y avait que nous deux.
Et puis, il y a notre baiser échangé pendant que les autres s’esclaffent devant les pitreries d’un Léo déchaîné sur la piste. Il y a les doigts d’Angie qui parcourent mon visage aussi, qui devinent mon sourire lorsqu’elle s’attarde sur mes fossettes.
— A quoi tu penses ? me demande-t-elle, amusée.
— A une blague de Caroline. C’était un jour comme aujourd’hui, et comme d’habitude, on délirait ensemble. C’est là qu’elle m’a dit quelque chose qui s’avère très troublant avec le recul : que mon âme sœur ne pourrait être qu’aveugle pour tomber amoureuse de moi.
— Elle a vraiment dit ça ?
— Elle avait une douzaine d’années alors c’était pas formulé exactement dans ces termes, mais en substance, oui, il y avait de ça.
— Tu crois que notre rencontre n’est pas due au hasard, que de là où elle est, Caroline nous a guidés l’un vers l’autre ?
— J’en sais rien, ma chérie. Mais ce serait une belle façon, en tout cas, de me rendre tout cet amour que je lui porte et que je n’ai pas su lui donner.
Angie se serre fort contre moi et je l’étreins à mon tour. Ma révélation l’a émue, profondément.
Devant mes yeux, il y a nos proches qui se mélangent et qui nous fêtent. Il y a surtout aussi nos deux meilleurs amis, Mathilde et Léo, qui s’embrassent enfin.
Et dans mon esprit, une pensée pour l’absente…
— J’aurais tant aimé qu’ils te connaissent, Caro. Aujourd’hui, tu serais femme, traductrice ou prof de langue, à Paris ou ailleurs. Tu aurais un homme dans ta vie, Lorenzo ou un autre ; je sais que tu en pinçais aussi pour mon entraîneur, pour Eddy. Et un enfant ou deux, Manon et Jérémie. C’étaient les prénoms qui ressortaient le plus souvent quand tu t’imaginais maman. Tu aurais voulu l’être très tôt tout en ne dépendant de personne.
« Mais tu ne seras jamais vieille, ni grand-mère, ni esseulée. Tu n’en as pas eu le temps, même l’amour tu l’as vu passer trop vite.
« C’est bizarre, j’ai l’impression que plus j’avance, plus ton image s’étiole dans ma mémoire. J’ai peur de te perdre, Caro, et pourtant j’aimerais tellement que tu puisses voir l’homme que je suis devenu grâce à Angie, heureux et épanoui.
« Laisse-moi te serrer une dernière fois tout contre moi pour que je m’enivre de nos plus beaux souvenirs, de la fragrance sucrée de notre adolescence, celle d’avant le drame, pour que jamais je ne t’oublie.
« Et surtout, je voulais que tu saches que dans mes heures les plus sombres, tu as toujours été ma seule lumière. Et tu le resteras. Oui, tu resteras à jamais dans mon cœur, ma Caroline.
FIN
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