3 - Doux rêve

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Que doit-on faire lorsqu’un rêve ne peut être réalisé ? Certains auront des réponses à me donner, comme toujours. Ils me diront peut-être qu’il faut persévérer, ou encore qu’il existe juste pour être accompli. J’aimerais m’adresser à cette bande de frimeurs, car par expérience, le rêve n’est pas toujours un projet, un idéal ou une chimère, mais juste un rêve. Nuit après nuit, pendant des mois, j’ai vécu la même scène, la même conversation, les mêmes sentiments, complètement impuissante devant l’issue fatale, celle où mon coeur s’est brisé.

Je reste là, pantelante, assise sur mon lit aux draps rose pâle. Les larmes coulent sur ma cuisse sans discontinuer, mais je ne ressens plus rien. Mon âme saigne déjà à en crever, et j’imagine avoir passé le seuil de la douleur, un peu comme un homme sur le point de mourir. C’est étrange comme impression. Il parait qu’on peut éprouver un étrange apaisement quelques secondes avant de partir.

Quelqu’un frappe doucement à la porte, enfin je crois. Puis un poids lourd déstabilise le lit et me sort de ma léthargie. Je sens l’odeur du réglisse et sans un regard, je sais que je peux reposer ma tête vide aux creux des bras de Vincent, mon frère.

— Ady.

Ce son guttural me fait frémir. Je gémis en guise de réponse, les yeux heurtant mes chaussons de danse suspendus à la chaise de mon bureau.

— La journée a été rude, tu ne veux pas manger quelque chose ?

— Non.

Son corps s’éloigne et la douleur imprègne de nouveau mon corps.

— Adeline, ça fait presque dix heures que tu es assise-là. Tu as ton concours de danse demain et...

Merci, Vincent, de m’arracher aux ténèbres. La colère monte en moi. Je secoue la tête et fixe ce regard noisette si triste qui me scrute avec attention.

Aussitôt je me calme.

— Vincent, je ne peux pas concourir... Ni maintenant, ni jamais. C’est en venant à ce stupide gala que vous avez eu cet accident de voiture. Jo est mort. J’aurais pu te perdre aussi.

Ma main tremblante frôle sa joue lisse et mon pouce caresse sa vieille cicatrice sur sa pommette . Il ferme les yeux et se penche sur ma main pour en embrasser la paume.

— Ady, je... j’ai des choses à te dire, mais ce n’est pas le moment. Jo ne voudrait pas que tu arrêtes de danser, jamais.

Il se rassoit à mes côtés, la main dans la mienne.

— Moi aussi, je l’ai perdu, tu sais. Je sais que je ne suis pas vraiment son frère, mais j’aime à croire que c’est le mien.

Outrée, je sens enfin mon coeur reprendre une course effrénée.

— Qu’est-ce que tu racontes. Bien sûr que tu l’es. Tu le seras toujours Vincent.

Son regard me fuit, mais je ne peux le laisser penser une chose pareille un instant de plus. Sans réfléchir, je m’assois face à lui, sur ses genoux, comme lorsque nous étions petits. Il est surpris, mais ne bouge pas d’un poil. Je prends sa tête dans mes mains et colle mon front au sien. Je sais qu’il faisait souvent ça avec Jo, et il semble aussi y penser, car sa respiration se mêle aux pleurs.

— Dès l’instant où tu es arrivé dans cette maison Vincent, tu es devenu notre frère. NOTRE frère, tu m’entends. Jamais rien ni personne ne changera ça. Papa et maman t’adorent. Jo t’aimait, et moi je t’aime plus que tout maintenant. Grâce à toi, Jo vivra encore. Tous nos souvenirs resteront intacts.

Le jeune homme m’écarte de lui, m’observe un long moment, puis se dégage de mon étreinte en silence avant de quitter ma chambre. Sur son seuil, il se retourne et me dit cette dernière phrase. « A demain, Ady, on se revoit au concours. »

Mais il ne viendra jamais...

Le réveil sonne. Je tâte ma table de chevet en quête de l’engin de torture jusqu’à ce que je me rappelle l’avoir éloigné pour me forcer à me lever. Je grogne, sors du lit en trombe avant de foncer dans la salle de bain, les yeux mi-clos. Sous la douche, je repense à mon rêve qui est en fait un souvenir. Au début, je me forçais à le revire pour ne rien oublier, car le souvenir embellit la réalité et certains détails s’effacent peu à peu. Pourtant, je ne voulais pas oublier Vincent.Puis c’est devenu une habitude.

Ma mère me somme de ne pas vider le ballon d’eau chaude. Depuis le temps, elle devrait savoir que je leur laisse toujours le minimum sinon mon père est de mauvaise humeur pour la semaine.

Nous partageons notre petit déjeuner ensemble comme à l’époque. Depuis qu’elle n’est plus famille d’accueil, elle a trouvé un travail d’ASH à mi-temps à l’EHPAD du coin. Au début, c’était pour avoir le temps de chercher Vincent, puis mon père à pris du grade dans son entreprise de menuiserie et elle n’a plus eu besoin de prendre un plein temps, alors on s’est tous adaptés, mais elle s’obstine à se lever tôt afin que l’on se voie un peu le matin. C’est soit pour cette raison qu’elle me répète à longueur de temps, soit c’est inconscient, mais elle souhaite s’assurer que je sois encore là, au petit matin. C’est ainsi qu’on a perdu Vincent. Le lendemain de l’enterrement de Jo, après être venu me voir dans ma chambre, on ne l’a plus jamais revu. Cela va faire dix ans dans quelques semaines, ce qui fait remonter de pénibles souvenirs à toute la famille.

La journée se passe comme un mardi classique. La rudesse de la directrice m’a valu un avertissement à cause de mes retards à répétitions, et la classe E des terminales est de plus en plus difficile à gérer entre ceux qui s’en foutent, ceux qui ne pensent qu’à la drague, et enfin c’est qui se prennent pour les Sigmund Freud. D’ordinaire, j’adore mon travail. Je l’exerce avec passion depuis maintenant deux ans, mais j’ai comme l’impression que la littérature n’est pas la tasse de thé de tout le monde, surtout envers les autres enseignants. J’ai la nette sensation de passer pour un ovni au coeur du conseil de classe à chaque période, alors, si j’ai besoin de quoi que ce soit, mieux vaut ne pas être pressée.

— Avec ce que je viens de vous expliquer, vous répondrez à cette question sur une page simple pour jeudi, « pour quelle raison le roman ne répond pas aux règles classiques du XVIIe siècle ? » puis comme d’habitude, vous me préparez un court texte, cette fois-ci sur «la censure» et ce que vous en pensez. Je vous souhaite une bonne semaine. N’oubliez pas de me déposer vos copies en sortant.

Mila Petit sort la première, avec une jupe si courte qu’elle me fait moi-même rougir, suivit de près par son clan de pétasses à franges. Le groupe de sportifs leur emboite le pas en ricanant, mais je fronce des sourcils tandis qu’il manque leur meneur de tête.

Les autres me sourient, et leurs copies volent sur le coin de mon bureau, lorsqu’il ne reste plus qu’un élève qui attend patiemment, raide comme un piquet, je me fige également.

Je lève les yeux et mon coeur palpite plus que d’accoutumer. Depuis des mois, je redoute l’instant où je vais devoir lui parler. Son visage d’ange cache le diable au corps d’après ce que j’ai entendu dans la salle des professeurs. J’ai déjà également croisé des jeunes filles larmoyées dans les couloirs, murmurant son nom au détour des salles de cours. La gorge sèche, j’essaie de ravaler ce qui me reste de salive. Antoine Morlais. Le neveu de Paul Morlais.

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