Semaine 10 — Le sans-abri
Une petite pièce pour un sans-abri. À votre bon cœur, messieurs-dames. Un peu d'espoir pour une personne dans le besoin.
J'ai retourné ces accroches dans tous les sens pendant des années. Il y a deux raisons à ça : la première, c'est pour éviter de devenir fou. À répéter ces phrases dix, vingt, cent fois par jour, tous les jours de l'année, comme si j'étais un putain de CD rayé, on pète les plombs. La deuxième, c'est pour vous paraître plus humain. Les normaux laissent pas d'argent à un clodo qui répète tout le temps la même rengaine.
Cédric était le premier gars avec qui j'ai partagé une planque en arrivant à la rue. C'était un homo refoulé de dix-neuf ans qui s'était fait tabassé par son père parce qu'il avait fait son coming-out et s'était fait jeté dehors comme une vieille merde. Sa mère l'avait toujours protégé, mais elle n'avait pas bougé d'un cheveu quand son mec cognait son fils avec un poing américain. Je me souviens qu'il l'appelait la mytho. "Passer sa vie à prétendre aimer son fils et le laisser pour mort devant la porte de chez soi, c'est être le pire menteur de l'histoire", qu'il disait.
Entre deux gueules de bois, il était assez lucide. Avec lui, il y avait Terry, un bullmastiff à moitié sourd et teigneux comme pas deux. Ce clebs est une vraie plaie, mais au moins, il fait le guet la nuit. Il empêche les alcoolos de la bonne classe sociale de venir nous pisser dessus à la sortie des bars. À son palmarès, dix-sept jambes croquées, douze bras, une trentaine de sacs en tout genre et une paire de couilles. C'est un souvenir que je ne pense pas pouvoir oublier.
Terry vit avec moi maintenant. Un jour, Cédric m'a laissé son sac deux minutes parce qu'il avait un "truc" à faire. Ce "truc", c'était de se jeter du haut d'un pont, dans la Loire, en plein hiver. Il ne faisait confiance à personne, mais il m'a quand même légué son chien et ses affaires. Rien d'extraordinaire évidemment : un téléphone déchargé et cassé, ses papiers - il ne voulait pas les avoir sur lui quand on trouverait son corps - un vieux sandwich moisi, un Zippo, une demi-bouteille de whisky et une boîte de capotes.
Cédric a été le premier à crever sous mes yeux. En tout, il y en a eu sept. Ils m'ont tous laissé leurs merdes avant de se foutre en l'air. Du coup, je me trimballe deux énormes sacs de trucs que j'utilise pas et trois clébards qui puent. C'est quand j'ai récupéré le troisième que je me suis rendu compte que tout le monde s'en branle de nous. Je reçois plus d'aide de la SPA et d'un refuge pour les nourrir que de l'état pour moi. Les SDF qui se sont butés, ils ont pas fait une vague. Même pas une mention dans les journaux.
Ça va faire quatre ans maintenant. J'étais en train de picoler dans un parc en regardant des gosses sur un tourniquet. Le voir tourner m'empêchait de me gerber dessus. La peinture était écaillée depuis au moins des années. Comme je vous le dis, tout le monde s'en branle. Les barreaux sont rouillées et les mains qui les aggrippent deviennent ocres en l'espace de quelques minutes. C'est une corruption inarrêtable. Les hommes laissent tomber tout ce que qui est vieux ou inutile. En regardant l'espace de jeu, j'avais l'impression de me voir moi. Planté là depuis trente ans, on passe à côté de moi sans me voir. Quand rien ne va plus, un petit coup de peinture et c'est reparti pour une nouvelle décennie d'oubli.
Depuis quelques temps, un punk me suit partout. Au début, je le faisais dégager. C'est lui que Terry a croqué là où il faut pas. Il voulait me piquer ma réserve de croquettes. Finalement, on a fait copain copain. Il s'appelle Sam et il est venu de Suède pour bosser au black dans un resto. Il s'est fait jeter au bout de deux semaines parce qu'il siphonnait le stock de pinard. Il a d'abord squatté un appart avant de se faire éjecter par la police. Depuis, il pique des trucs dans des voitures et dans les poches des gens, il fume toute la journée et de temps en temps, il suce un ou deux gars pour se payer un rail de coke.
Il a le même âge que moi quand je suis devenu SDF. Je lui ai expliqué que je compte pas rester à la rue toute ma vie, mais avec la barrière de la langue, je suis pas sûr qu'il ait bien compris le sous-entendu. Alors un soir, j'ai bu une bière avec lui sous un pont sous lequel on dormait depuis un mois ou deux, celui depuis lequel Cédric s'est jeté. J'ai attendu que Sam s'endorme avant de mettre les voiles en laissant tout derrière moi. J'ai pris un bus jusqu'à l'autoroute. J'ai longé la rambarde de sécurité pendant une heure, et quand plus rien n'était éclairé, je suis passé de l'autre côté. Une voiture approchait.
Mon dernier souvenir est d'avoir fait un pas en avant.
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