5.
L'ascension fut incroyablement rapide. À la suite d'une enfilade de couloirs.
Devant la porte marquant l'échappée bienvenue des souterrains, Moran marqua un temps d'arrêt. Excessivement long.
Porta la main à sa poche, ressortit l'escarboucle qui s'était mise à rougeoyer de nouveau, le grenat ranimé. Hésita. Au moment de l'encastrer sur le seuil. À escient.
Annaëlle commençait à en avoir ras le bol de son comportement de matador. Il pouvait très bien l'abandonner aux griffes des galeries de l'Entredeux ou la jeter en pâture aux Ganglorines à la moindre incartade, oui elle avait saisi !
— Tes talents d'acteur ne m'impressionnent pas, arrête ton criniou, claqua-t-elle sèchement. Toi seul peux nous permettre l'accès, Ô Grand sage sans qui je serai perdue ! Ça te va, comme excuse ? On ne va pas poireauter des plombes pour ton orgueil froissé. Alors ouvre-moi cette fichue porte avant le passage de la Vouivre*, sinon le rituel, tu peux bien te le taper tout seul !
Moran lâcha un soupir théâtral qui en disait long, mais s'exécuta. La porte reconnut son tribut et les recracha sur un autre monde. À défaut d'être plus fréquentable, bien plus fréquenté.
Déboucher à l'air libre pour se retrouver confinée sous le dôme verrière de la gare avait toujours impressionné Annaëlle. La gare, un espace de transition par excellence. Une ambiance particulièrement addictive pour la jeune fille. Elle reconnaissait en cet endroit protecteur un microcosme en mouvance pour n'importe quel observateur friand, comme elle l'était, des activités proprement amyréennes.
Des gens affairés, percutant et bousculant des flâneurs, peu pressés. Des lièvres et des tortues. S'affairant comme des dératés ou des ratés simplement heureux de l'être.
Des adieux déchirants et des retrouvailles émotions. Des retrouvailles guindées par trop formelles, et des adieux indifférents. Des gens qui empiètent l'espace des autres et quelques bonnes âmes, trop rares, prêtes à le céder et à prodiguer des conseils.
Des trains à l'heure, rarement en avance, en symbiose avec le flot. Mais le plus souvent retardés et arrêtés. Bloqués par des défaillances techniques qui les empêchent de continuer.
Tout un tourbillon surréaliste de réalisme qui ne capte même pas la réalité des Myréens, tous aussi indifférents, sinon trop occupés à leurs oeuvres, pour le remarquer.
Une femme effleura Annaëlle sans la calculer. Elle, n'en ratait pas une miette, les mirettes grandes ouvertes. La gare était vaste. Les destinations innombrables pour ceux qui avaient la chance de les capturer, à l'instar des Fouettards, les Trappen les plus habiles. C'est que le temps était si fugitif ! Honnêtement, sans l'aide de Moran, sa destination resterait bloquée sur le nulle part.
Ils s'arrêtèrent en bordure du sapin, juste sous le deuxième cadran. Le premier était déjà occupé par un couple. Annaëlle les connaissait vaguement. Elle n'avait pas de grandes affinités avec cette grande brindille blonde un rien pètesec à son goût. Estelle ? Qui lui retourna son salut peu démonstratif par un vague signe de tête : elles attestaient toutes deux de la présence de l'autre et rien n'allait plus loin. Priorité au boulot. Estelle, ou quelque chose de ce genre, se détourna la première pour harponner d'un agile mouvement de poignet délicat la trotteuse qui trottait paresseusement. Dans l'attente de se faire actionner par un Fouettard résolu.
— Les veinards, remarqua Moran en comptabilisant avec envie les tours de cadran que la trotteuse s'enfilait à présent à toute bringue sous la houlette du martinet. 57 tours. Seulement 57 tours, les putains de veinards.
Il ne tenait qu'à toi d'en avoir autant. Peut-être moins. Si seulement tu n'avais pas foiré par deux fois. Et te voilà relégué au rang de sous-fifre, en ma compagnie, moi la folle de toute la Myre. Qui endosse un premier rôle à responsabilités que j'ai mis des plombes à obtenir et qui me rend malade.
Littéralement malade d'angoisse. Le froid de son coeur remontait par goulées glacées dans sa gorge bleuie qui exhumait de ses lèvres une douce fumée frêle. Une manière de l'évacuer en douceur de son coeur afin de dégivrer ce dernier. Pour ne pas le laisser s'encrasser comme un vieux réfrigérateur à l'agonie.
Un souffle régulier, fragile. Parfois rythmé par le va-et-vient lentement cadencé qu'impose leur cadran.
Moran posait son sac à terre, l'ouverture disposée face au sapin. Annaëlle tressauta légèrement sous l'ondulation d'une givrée qu'elle venait d'évacuer.
Sans commentaire, il se débarrassa nonchalamment de sa veste pour la lui poser sur les épaules. D'un geste attentionné, sinon tendre, qui la cueille au creux du ventre.
Ne baisse pas la garde, s'admoneste-t-elle, le coeur engourdi derechef. S'il est avec toi, ce n'est même pas par pitié. C'est grâce à son échec que tu entres en lice, parce qu'il a été radié de son ordre pour devenir un Fouettard. Il te hait et il te l'a bien fait comprendre. Il ne veut pas que tu exposes tes faiblesses au su de tous. Va pas chercher plus loin.
N'importe, sa veste était confortable. Un tailleur noir dans lequel elle flottait, un peu à l'abandon, mais enveloppée chaudement.
— Merci, concéda-t-elle de mauvaise grâce.
— Le tailleur te va bien, répliqua-t-il d'une affabilité convenue, déjà concentré sur sa tâche.
Moran manoeuvrait lentement. Cette fois par prudence, non par excès.
— Cadran B... Tours de cadran...
Long soupir qui n'a rien de théâtral.
— 123. Duo... 156.
— Le dernier.
— Le dernier, répéta-t-il doucement tout en décrochant son martinet.
Une des lanières alla s'enrouler avec vigueur autour de l'aiguille de l'horloge pour l'entraîner dans une course folle de 123 tours complets. Une autre vint s'enrouler sur une des branches du sapin de Noël pour en titiller les aiguilles épineuses.
De son martinet, Moran exerça un contrepoids pour en vérifier la solidité. Pour la forme. Dans ce domaine, les martinets étaient à toute épreuve.
— C'est bon, conclut-il en lâchant son instrument suspendu dans le vide, à hauteur du sac. À toi l'honneur.
Annaëlle s'engouffra dans le sac pour s'y installer douillettement. Bon, d'accord, elle s'affala carrément sur les coussins balayant à terre les cadeaux colorés, le regard fixé sur la béance de l'ouverture : elle avait vue sur le martinet se balançant lamentablement sous la brise qui se levait. Elle n'avait qu'à tendre le bras pour l'attraper. Sauf qu'elle, ne savait pas diriger un criniou.
Se faufilant à son tour, Moran avisa l'objet de sa convoitise avant qu'elle n'aie le temps de s'en désintéresser. Il claqua la langue, désapprobateur.
— Ce n'est pas un joujou à ta portée, tu sais, princesse.
La princesse des glaces lui renvoya une oeillade réfrigérée, histoire de rafraîchir l'ambiance. Moran ne sembla pas lui en tenir rigueur. Lui tournant le dos, il se posa en équilibre et s'empara du manche du martinet que le vent déposait presque dans sa paume. Juché à la frontière, les jambes dépassant du sac, ses pieds fermement ancrés sur le sol carrelé, il se prépara à amorcer le départ. Et fouetta.
Tel un serpent, la lanière qui se retenait au sapin s'embobina plus obstinément. Entraînant son chargement. Le sac progressa sur quelques mètres. Pour s'arrêter pratiquement sous les branches.
Moran lui bouchait toute visibilité. Malgré tout, Annaëlle pouvait deviner, sous les aspérités noueuses, la poterne qui s'esquissait sous la pression exacerbée que l'arbre subissait.
Moran louvoya de sa position de cocher pour observer avec délectation la réaction de sa camarade : Annaëlle se cramponnait à la banquette arrière, s'essayant sans grand succès au flegme de la non-panique.
— Fais pas cette tête, c'est maintenant que le fun commence, lui affirma-t-il alors que la lanière se détachait brutalement dans un claquement tonitruement.
Enfin ça, c'était avant que le grand échalas s'incruste dans l'interstice que Moran avait créée par sa négligence.
* Une escarboucle est une pierre précieuse couleur grenat rouge d'un vif éclat, dont la formidable énergie sert de fanal dans les profondeurs nocturnes. Très convoitée, mais inaccessible aux simples mortels (selon certaines versions), elle serait la propriété de la légendaire Vouivre (créature fantastique mythologique) qui la porterait sur son front. La Vouivre ne sortirait que la nuit, dans des lieux peu habités et privilégierait le contact de l'eau (rivières, lacs, fontaines, grottes, etc.) Le jour, elle choisirait de se terrer dans des châteaux en ruines ou même des souterrains.
J'improvise. Donc je ne sais trop pourquoi cette légende s'est introduite dans le récit mais je m'adapte (je me verrais bien introduire la Vouivre cependant, ce serait très intéressant même si le contexte pour le faire reste encore trèèès obscur). Peut-être en raison de la dénomination de l'escarboucle (petit charbon ardent, braise) qui est à rapprocher du Père Fouettard et sa provision de charbon ? Aucune idée...*
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