Chapitre 1: Dom.
14h25
la barre du bus me martèle les reins. Les mouvements saccadés du véhicule me rappelle vaguement ceux d’une montagne russe. Les roues, qui semblent faites de papier, rebondissent à chaque petite bosse, et ça commence sérieusement à me faire chier. Ça me rappelle aussi que ça fait très longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans une fête foraine.
Mais je relativise: aucun enfant du centre n’y a jamais eu la chance. Je pense en moi même que c’est quand même un comble pour un clown d’éviter les fêtes foraines et les cirques. Alors, j’essaye d’en trouver un dans le paysage qui défile comme dans une petite boîte en verre.
Mais rien. Rien en vue dans le gris industriel torturé et sombre que nous offre cette ville. C’est ironique quand on pense qu’observer un paysage gris qui tourne, m’aide en réalité à dégriser.
Je finis par regarder les gens qui m’entourent. Je finis toujours par regarder les gens, parce qu’eux ne se sont jamais gênés pour le faire, (et parce que ça m’aide aussi à dégriser).
Quand je me sens dévisagée, je me rappelle que ma maman m’appelait bille de clown quand j’étais petite, et que ça me rendait vraiment heureuse.
Je me dis que de toute façon, on est tous le clown de quelqu’un, et qu’au moins on est pas l’ennemi de tout le monde. Là, par exemple, je me sens dévisagée.
La vieille à côté de moi n’a pas lâché le regard de mes deux sacs, depuis 5 maudites minutes. Elle les dévisage, et avec eux, j’ai presque envie de croire qu’elle me mate.
Je sais qu’ils sont magnifiques, bleus et verts, crochetés en filets un peu dépareillés avec l’âge. Mais malheureusement, ce n’est pas la beauté de mes sacs conçus à la sueur de mes phalanges qu’elle admire: ce sont les doudous. Et là, je dois admettre que je la comprends. J’ai même peur en imaginant son dialogue intérieur; qui ressemblerait sensiblement à « qu’est-ce qu’une allumée fout en pleine après midi avec un pot de peinture sur la gueule et deux sacs de la taille d’un baril de bière rempli de doudou abominablement hideux? ».
Ça fait six semaines que je me pose, honnêtement, la même question. Quand j’ai été prise en service à l’assoc St éric, ma réaction aurait put être mémorable si elle n’avait pas été en premier lieu catastrophique. Le directeur m’a engagé sur le coup, comme ça, à la fin de l’entretien. Comme dans les films américains pleins d’espoirs et de compassion ou le héros promet qu’il ne gâchera pas cette opportunité, qu’il la gâche quand même, qu’il se rattrape en ayant un autre job et finit par vivre de sa passion ultérieure comme le jazz ou le théâtre. À la fin de l’entretien, ces gens fictifs serrent toujours énergiquement la main du patron en faisant secouer leurs impeccables mèches de cheveux et en hurlant au minimum un « MERCI MERCI VOUS NE SEREZ PAS DÉÇUS » puis s’enfuient en courant, fous de joie.
Et bien, moi, je n’ai pas réagi. Pas du tout. Je me suis levée et j’ai dit « oh, vous déconnez? » avec l’air le plus sérieux du monde. Le directeur ne déconnait pas. et depuis lors, moi, Dominique frigard, Dom pour les intimes, m’était retrouvée les lundi jeudi et samedi, le cheveux gras, les yeux vitreux de la veille ou de la matinée, entichée dans une salopette brune avec une perruque violette et un gros nez rouge, dans un bus aux roues de papier. C’était, je crois, la partie la plus compliquée de ce travail. Le seul travail qui m’ait jamais acceptée.
14h40
Je descend du bus, non sans mal. Je me tourne vers la place de la vielle dame d’il y a 15 minutes. Dommage, elle est partie. J’aurais adoré lui faire un doigt.
Je manque de me casser la gueule sur les escaliers poisseux, « entretenus » par les bons soins de la RTM. Je repense cinq minutes à la misère dans le monde, et je me calme en me disant, « ça aurait put être pire ». À mesure que je monte les escaliers jusqu’aux portes de l’hosto, je me dis que cette phrase c’est mon mantra, et que jusqu’alors, avec les cafés clopes, c’est la seule chose qui m’a permise de ne pas tomber dans le « pire ». Puis je me dis que c’est ironique, puisque qu’il n’y a aucun moyen de comparaison de « pire » et que c’est un cercle vicieux, car il y aura toujours un « pire » pire que LE « pire ».
14h50
Je rentre dans les vestiaires. Je suis en retard. Toujours. J’esquisse une moue renfrognée quand j’entend la voix de « vérrrrro », rebaptisée vérue par mes soins.
- Ma viiiiiiiiiiiie. Comment ça va mon bebew?
Par pitié ta gueule vérue. Pas le bon jour. Pas la bonne heure. Pas la bonne cuite.
- ouiii .. Nickel, dis-je avec le pouce en l’air. Convaincant.
- t-chia mauvaiseuh mineuh, nan? Oui, vérue, oui. J’ai actuellement une migraine plus grosse que ton cul, une envie de te parler inférieur à ton QI, ce qui est carrément négatif, et une vue alléchante sur la fenêtre qui pourrait devenir une porte pour traverser l’au-delà.
- Nan mais j’ai un peu bu hier, ça va c’est rien.
- Tchié sûreuh ma bôtée? Parce que la t-chia une mine qui colle au moral hein?
Je me retiens de toutes mes forces de lui dire que ma mine me colle autant que sa cellulite à ses cuisses en bas-résilles. Mais je me dis que c’est pas grave et qu’on ne naît pas tous avec les mêmes capacités... D’ailleurs qui, mis à part Harley Quinn et les escort girls utilisent encore des bas résilles de nos jours? Et surtout dans un hôpital pour faire rire des enfants en train de clamser? Il y a des gens qui me surpassent, ou plutôt que je surestime.
Dans le cas de vérue, je pense qu’il est tout de même nécessaire de souligner qu’avec une barre métallique dans le cul, elle aurait eut un potentiel inouïe de broche à kebab. Je lui en veux, c’est vrai. C’est parce que j’avais crue qu’elle était sympa au début. Un peu con-con, mais pas du genre à faire du mal aux gens. Alors je me suis confiée, un peu, beaucoup. Jusqu’à lui parler de ce qui s’était passé pour que j’arrive ici.
Vérue avait réussi à me battre sur un point: elle parlait plus mal que moi, ce qui relève du miracle. Mais Vérue avait un avantage: elle était de Marseille. La première fois que j’ai eu affaire à cette garce, c’est parce que je l’avais entendue. Elle parlait dans un dialecte incompréhensible et tonitruant, pratiquement constitué de consonnes et d’exagération. On aurait dit une parodie de l’accent marseillais, et pas le vrai. Je me suis dit que malgré la laideur du langage, ça devait être une personne forte, pleine de vie et bienveillante. Je ne sais pas si c’était les sourcils dessinés à la va-vite dans le métro, ou sa carure de mama italienne qui m’a convaincue. Jusqu’au bout, je l’ai crue. J’ai été assez conne pour la croire. Mais Vérue n’a pas tenu sa langue, et je me suis retrouvée, de fait, à donner des explications à la régente en à peine 2 semaines de travail. J’avais dû supplier, plaider, implorer cette vieille conne de me laisser travailler dans un endroit que je n’aimais même pas et dans lequel, suite aux révélations de Vérue, j’allais devoir essayer de ne pas me noyer dans le flot de rumeur.
15h20
Après le passage obligé dans la chambre de Michaël, 2 ans, qui a pleuré l’équivalent de quoi abreuver l’Afrique, et vomi celui de quoi la nourrir, nous sommes passés dans la chambre accueillante de Timothé, 9 ans, qui aurait dû tenter sa chance pour le casting d’un thread horreur. Ces gamins n’ont même pas conscience de l’attitude qu’ils ont, et même s’ils s’en rendaient compte, pourquoi la changerait-ils?
Je crois qu’ils n’en ont plus vraiment la force, ou que ça les tuerait dans le pire des cas.
Quand ils seront plus grands, si un jour ils deviennent plus grand, La phrase qu’ils nous répéterons le plus souvent c’est « on voit plus la vie pareille quand on a frôlé la mort » Et le pire dans un hôpital, c’est voir les enfants mourir lentement, ou ne pas savoir qu’ils vont mourir, parce que personne n’a les couilles de le leur dire. Je crois que c’est un horrible sentiment de savoir qu’un enfant ne dira jamais cette phrase, aussi insupportable qu’elle soit. Un enfant qui meurt, ça fait plaisir à personne, ça ne rend insensible personne, sauf les méchants et les pédophiles, et peut être Vérue.
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