Le dieu et la princesse
Il était une fois une belle et jeune princesse portant le nom délicieux d'Anissia. Elle le tenait de son défunt père, qui s'était éteint délicatement au cours de son sommeil, durant la seconde année de la petite princesse. Elle fut élevée dans un étincelant amour maternel et inconditionnel, ce jusqu'à la nuit de son adolescence.
Bercée par l'image majestueuse d'un père disparu et d'une mère attentive promulguant l'amour comme principe de bonheur et d'éternité, elle se retrouva seule, avec cet amour, à ses dix-huit ans. Ce ne fut pas son art d'aimer, mais son courage et sa force de caractère qui lui donnèrent la possibilité de trouver un emploi, un toit sur la tête, une assiette garnie sur la table et un lit où regretter le passé, réfléchir au présent et rêver de l'avenir.
C'était dans ce petit taudis d'appartement calé entre la supérette du quartier et le coin des rendez-vous illicites, c'était entre ces murs défraîchis, décrépis et dépassés, fissurés par la misère du bas peuple, telles les rides d'une femme ayant souffert toute sa vie durant, que cette merveille de beauté, cet être rempli de pureté et d'innocence se réveilla.
Une paupière tremblante et le sol se dérobait sous nos pieds ; un œil entrouvert et c'était le monde qui s'écroulait, comme pour se prosterner devant pareille beauté d'âme et de corps. Le sourire d'Anissia naissait dès le réveil et ravivait son teint de rose. Ses yeux azurés dansaient avec ses cils en pagaille, tandis que sa chevelure métissée lui donnait un air enfantin. Elle se plaisait à entretenir, par un tendre étirement semblable à celui d'une lionne, cet instant durant lequel le sommeil ne l'avait pas encore quittée et où l'aube ne l'avait toujours pas rejointe.
Cependant, le radio-réveil criard du voisin de palier la ramenait à la difficile réalité : se lever et garder ce sourire insouciant qui n'était plus destiné à qui que ce soit... Elle se doucha, enfila sa robe verte préférée, ornée de perles nacrées que sa mère lui avait léguée, enfila ses boots noires à défaut des talons qui n'étaient pas de mise pour une jeune caissière. Son petit déjeuner avait été avalé entre le pas de sa porte et le bas de son immeuble, afin de ne pas ressentir de remords en mordant dedans lorsqu'elle donnerait ses dix petits centimes quotidiens au vieil homme assis en bas de la rue.
Elle se plaisait, lors de son trajet en bus pour la zone commerciale, à rêver du grand amour, du prince charmant qui l'extirperait de sa crainte des factures impayées. Mais les seuls princes qui pouvaient s'arrêter sur son chemin n'étaient que ceux de la drogue ou de la rue : elle n'était pas dans le bon bus de la vie.
« Terminus ! Tout le monde descend. »
C'était dans ce magasin provincial tiré d'une grande chaîne de distribution qu'Anissia entrevoyait un monde moins terne, moins avilissant et plus propice à l'espoir, à l'amour. Elle déposait toutes ses peines dans son casier et gardait cet insatiable sourire pour la populace. Installée comme tous les jours à la caisse numéro deux, Anissia laissait éblouir par son sourire naturel et avenant : elle s'épanouissait en voyant le bonheur financier des autres et continuait à souhaiter leur réussite par pure empathie. Les clients s'enchaînaient, agréables comme désagréables, et le sourire de la princesse en grandissait même !
Ce ne fut qu'après trente-six mois de travail, dix-huit mille cinq cent cinquante-sept clients qu'Anissia sourit de nouveau pour quelqu'un, personnellement... Elle s'évertuait à passer rapidement et machinalement les articles en caisse quand l'instinct s'en prit à elle et lui ordonna de lever son regard du rayon rouge. Ce fut à ce moment que ses yeux azurés rencontrèrent une paire d'yeux verdoyants, laissant entrevoir un doux pâturage auvergnat. L'instant parut d'une délicieuse lenteur : elle avait pu remarquer ce clignement d'œil assuré, ces cils en bataille et ce sourire à la fois universel par empathie, et personnel par le désir qu'il suscitait... Ces deux paires d'yeux s'entrelaçaient dans un microcosme où le temps s'effaçait : pour leur plus grand plaisir, ils étaient piégés dans l'éternité. Le macrocosme revenait pourtant au galop ; le prince fut bousculé par le client suivant qui désespérait de ne pouvoir dépenser sa petite monnaie dans le pack de bières qu'il comptait ouvrir avidement à la sortie du magasin.
Le prince eut enfin une réaction musculaire, paya Anissia en liquide, lui délivrant également son cœur à travers sa carte qu'il avait jointe à l'addition. La princesse acquiesça, sourit béatement et encaissa enfin le client désespéré pour achever sa journée de labeur.
Elle reprit alors ses peines dans son casier, en y mêlant une pointe d'extase intense ; monta dans le bus numéro sept et, enfin, saisit la carte de ce cher Andor, architecte d'intérieur de renommée, domicilié dans les quartiers chics. Son cœur se mit à battre la chamade quand elle retourna ce simple morceau de carton si élégamment présenté : son numéro de téléphone, un moyen de le contacter !
« Eh vas-y, bouge de là, serre-toi un peu ma belle, que je squatte à côté de toi ! On va quand même pas laisser un si beau morceau toute seule ! »
Sa passionnante quiétude fut bouleversée par ce nigaud de banlieue qui espérait ne pas rentrer seul chez lui ce soir. Le bus marqua alors un arrêt au quartier d'Andor : les émotions prirent le dessus sur la raison pour se transformer en actes. Agacée par ce nigaud, elle descendit immédiatement du bus et rejoignit l'adresse indiquée sur la carte, avec un sourire inoubliable et incomparable pour tous ceux qui la croisaient.
Une fois au pas de la porte, démuni des habituels vagabonds de son quartier, elle ne réfléchit plus et toqua instantanément à cette magnifique porte de bois travaillé, représentant la scène mythique de Zeus qui se transforme en aigle pour séduire une énième humaine. Quelle beauté de culture, pensa-t-elle ! Si seulement le message avait été interprété à sa juste valeur...
L'imposante porte s'ouvrit, Andor apparut et sembla émerveillé par l'apparition qui s'offrait à son regard. Tout fut naturel : Anissia entra, Andor ferma la porte et la guida vers son salon afin de l'installer avec galanterie sur le canapé en cuir retourné noir, inondé par la lumière du soleil étincelant de cette ardente journée et qui, de plus, faisait rayonner la chevelure foncée ainsi que le sourire impeccable de la princesse. Elle sourit de nouveau pour quelqu'un qu'elle aimait, elle en était persuadée ; elle le ressentait car les frissons la parcouraient tendrement.
Les corps s'entrelacèrent, la nuit fut délicieuse et presque comme figée dans ce temps qui court toujours indéfiniment. Tout alla très vite : les deux êtres passionnées semblaient s'aimer depuis l'instant même où leurs regards insouciants s'étaient rencontrés. Anissia retourna, au petit matin, à son appartement défraîchi, décrépi et dépassé, fissuré par la misère du bas peuple ; prit le peu de biens qu'elle avait, tendit ses dix petits centimes quotidiens au vieil homme assis en bas de la rue, pour ne plus jamais le retrouver à l'avenir. Et elle ne s'y trompait pas.
Elle s'installa aux côtés de son prince, abandonna les soucis qui rythmaient sa vie morose et ferma l'imposante porte en bois qui ne se rouvrirait plus jamais à elle. Aucun besoin de s'acharner à la tâche, une inouïe possibilité et capacité d'Anissia pour sourire, vivre pour quelqu'un et n'exister que pour cela. Enfin ! Elle connaissait le bonheur sentimental que sa mère s'était efforcée de lui inculquer et qui était la base de son éducation. Mais la chute fut bien plus rapide et exécrable que l'apogée.
Andor, divin aux yeux de notre princesse, incarnait habilement le rôle de ce Zeus qu'il avait pris décision de faire sculpter sur le pas de sa porte. Le vagabond avait bel et bien disparu du champ de vision d'Anissia, mais il avait cependant laissé sa place à la représentation vivante de l'égoïsme masculin, à l'être incapable de contrôler ses pulsions, tendant à posséder pour délaisser et trouver mieux encore : bref, la pépie sensuelle, la faim de trahison et de nouveauté...
La belle princesse métissée ne ressortit plus de cet appartement situé dans les quartiers chics, acheva sa courte et injuste vie dans ce bel appartement mansardé, entre ces murs crépis d'un gris délicat, rafraîchi par ses plinthes jaunes, au fond d'un congélateur d'une contenance de cinq cents litres pour avoir suivi une ligne de vie droite et basée sur l'amour, malgré la pauvreté, tandis que bien d'autres princesses passeraient cette porte de bois imposante pour n'en plus jamais sortir.
Peut-être la princesse aurait-elle dû laisser ce nigaud de banlieusard s'installer à ses côtés dans le bus de la vie...
Moralité
La beauté d'esprit n'est plus récompensée aujourd'hui. Il est bien connu de ne jamais se fier aux apparences : le danger ne vient pas forcément d'où on le pense.
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