Lettre à Rôti
de HypatiaDeSalem
Rôti,
T'appeler de cette manière est déjà très bizarre. En réalité, je ne connais plus ton vrai prénom. On te surnomme ainsi depuis si longtemps que j'ai oublié comment tu t'appelles réellement. Moi, tes amis, la classe, tout le monde. Même certains enseignants. Tu te rappelles de cette fois où le professeur de Français a crié tout haut «Rôti, à ton tour» ? Il s'est immédiatement rendu compte de sa bêtise et, les joues virant au rouge vif, a bégayé de timides excuses. Les rires avaient fusé dans la salle et certains hurlaient de joie. Leurs efforts n'avaient finalement pas été vains : marteler ce quolibet matin, midi et soir dans les couloirs de l'établissement avait fini par rentrer dans les têtes, dans toutes les têtes. Toi, tu n'as rien dit. Tu as quitté ta chaise, un peu avec difficulté, et tu as rejoint le tableau pour présenter ton exposé. Moi, muette et immobile, je n'ai pas bronché.
On se connaît depuis un bon moment. Des années même, puisque nous nous sommes rencontrées à la maternelle. Nous n'avons pas eu l'occasion de nous rapprocher au point de devenir amies. Nos chemins n'ont jamais été très éloignés l'une de l'autre, sans toutefois s'entrelacer vraiment. Camarades de classe en de rares occasions, nos regards se sont parfois croisés durant la récréation ou à la cantine. Je ne peux pas dire que j'ai une grande empathie pour toi ni que je te déteste totalement. En réalité, tu m'as toujours été indifférente. Là sans être là. Ton absence à certains cours n'a pas éveillé la moindre curiosité dans mon esprit ou suscité une potentielle inquiétude. Ma routine ne s'en voyait pas modifiée. Tu fais partie de ces gens qui gravitent autour de nous sans que nous en ayons véritablement conscience. Dans notre champ de vision, tu rassures. Hors de notre quotidien, tu n'existes déjà plus dans la seconde même où tu disparais, comme une sorte de figurant d'un blockbuster américain : sans toi, la scène paraît factice. Face à la caméra, seul l'acteur bankable attire tous les regards. Peut-être ne te souviens-tu même pas de moi. Ta mémoire a certainement effacé mon visage, ma voix, ma présence. Rien d'illogique là-dedans. Qui sait, cet oubli délibéré a possiblement été salvateur pour toi.
Lorsque j'ai su, de nombreux souvenirs sont remontés à la surface. Des bribes de situations, des scènes plus ou moins concrètes ou floues, dans lesquelles tu te manifestais toujours. En réalité, ta scolarité a défilé devant mes yeux. A chaque fois j'étais là. D'abord, des petits doigts d'enfants s'enfoncent dans tes joues rebondies. On se demande si ce sont tes vraies pommettes, ta vraie peau, s'il ne s'agit pas de caoutchouc. L'opération se réitère durant bon nombre de récréations, au fond de la cour, tout près du mur sur lequel on claque la paume de nos mains pour jouer à un deux trois soleils. Plus tard, à la cantine, tu manges en silence. Il n'y a pas grand monde autour de toi. Trois grands gaillards arrivent et t'encerclent de leur plateau. Ils ont tous le sourire aux lèvres. L'un d'eux, celui qui semble être le chef de la bande, se penche successivement à l'oreille de ses sbires pour murmurmer quelques mots qui les font éclater de rire. Puis, ils s'emparent de ce qu'ils ont dans leur assiette respective pour déposer ce contenu dans la tienne. Tu ne dis rien. Tu attends probablement que l'orage passe. Le caïd prépubère exige que tu engloutisses la montagne de nourriture. «Tu peux bien manger ça !» lance-t-il tout haut pour que toutes les tables l'entendent.
«Tu as vu comme elle est boudinée dans ses fringues ? Ça dépasse de partout ! Comme un rôti ficelé !». Le trio d'enfer repète sa trouvaille à qui veut bien l'entendre. Ils sont ravis du surnom qu'ils viennent de te dégoter. Ils ne cesseront plus de le prononcer, faisant des émules partout où ils passeront. Les autres demi-pensionnaires s'agitent, ravis d'avoir un peu d'animation en cette journée pluvieuse. Va savoir pourquoi je me rappelle avec autant de précision que le ciel pleurait toutes les larmes de son corps alors que je suis incapable de voir l'expression de ton visage lors de cette mémorable séance d'humiliation publique. J'aurais pu faire quelque chose. J'aurai dû faire quelque chose. Mais j'ai détourné le regard pour observer les énormes gouttes d'eau s'écraser contre les vitres sales du restaurant scolaire.
Les cours de sport n'ont jamais été ta tasse de thé. Moi non plus d'ailleurs. Courir autour d'un stade en plein cœur de l'hiver relevait plus de la torture que de l'entraînement physique. Mais on s'y soumettait, avec plus ou moins d'entrain. Tu te cachais toujours pour te changer. Le vestiaire partagé, tu n'aimais pas ça. Je n'ai jamais su où tu allais te planquer. Les douches ? Les toilettes ? La réserve ? J'aurais pu te poser la question. J'aurais dû le faire. Toujours est-il que tu ressurgissais dans ton ensemble de survêtement vieux rose qui ravissait les garçons, et quelques filles aussi, qui pouvaient à loisir continuer à te nommer «rôti». Etait-ce une forme de provocation de ta part, un moyen comme un autre de montrer que tout ça te passait au-dessus ? Ou n'était-ce qu'un simple concours de circonstances qui faisait que ton accoutrement raisonnait autant avec l'injure que tu ne cessais d'entendre ? Tu faisais toujours beaucoup d'efforts pour réaliser ce qui était demandé. Qu'il s'agisse de course à pied, de sport collectif ou de natation, tu as toujours eu à cœur d'aller au bout de l'effort, même si tout le monde n'a pas toujours été bienveillant, loin s'en faut.
Te rappelles-tu de cette séance avec la vieille professeure de sport qui puait la cigarette et l'humidité ? Elle nous avait demandé de faire deux tours de pistes, ce que nous avions tous réussi. Tous, toi y compris, même si ton arrivée était intervenue plus de dix minutes après le reste du contingent. Je n'avais rien dit à ton arrivée. Je ne t'ai même pas adressé un sourire. J'aurais. J'aurais dû le faire. Tu avais été au bout de ton effort et de l'exercice. Mais ça n'avait pas plus à la harpie. Ce retard lui était intolérable. «Allez, refais-nous un tour, toute seule. Ça te fera du bien» t'avait-elle dit, sans même un regard, alors qu'elle installait tout un tas de petits plots rouges et jaunes. Tu n'as pas protesté. Tu n'as pas demandé pourquoi toi et pas un autre. Tu as pris une grande respiration, tu as plié tes bras et tu as recommencé à trottiner. Doucement. Très doucement. Nous, on te scrutait, de loin. Et puis, à mi- parcours, nos regards se sont tous détournés de toi. La folle voulait que l'on commence une autre activité avec ses stupides plots mous et déformés. On a obéi, évidemment. On ne s'est même pas rendu compte que tu avais bel et bien fait ton tour complet. Sans un mot, tu as rejoint le groupe pour raccrocher la suite du cours.
Tu sais, même après le lycée, j'ai continué à m'intéresser à ce que tu devenais. Les réseaux sociaux sont un outil formidable pour ça. Ça m'a pris il y a quelques années, un soir où je m'ennuyais seule chez moi. J'étais à l'époque officiellement célibataire et j'enchaînais les histoires sans lendemain. Etendue sur mon lit, les yeux fixés sur le plafond défraîchi de mon petit deux pièces, j'ai soudainement pensé à toi. La nostalgie, c'est un sacré truc tout de même ! Mais comment te retrouver parmi des milliers et des milliers de profils ? La tache s'avérait d'autant plus difficile que je n'avais aucune idée de ta vraie identité. Et il était plausible que tu utilises un pseudonyme, comme la plupart des utilisateurs de ces applications. Bêtement, j'ai tapé «Rôti» dans la barre de recherche. Evidemment, il n'y eut aucun résultat probant. J'ai changé mon fusil d'épaule et envisagé une toute autre stratégie. Naviguant sur les pages des anciens du lycée, je croyais dur comme fer en la possibilité de te débusquer dans la liste de leurs amis. Après des heures d'enquête acharnée, j'ai enfin réussi à dénicher ton compte. Qui n'a jamais fouiné au moins une fois ? Qui n'a jamais critiqué le chemin de vie d'un camarade de classe ? Ce n'était pas mon intention quand je t'ai cherchée. Je voulais simplement savoir ce que tu faisais, quelle adulte tu étais devenue.
Je fus d'abord surprise de voir que tu étais très active sur la toile et que tu avais pléthore d'abonnés. Toi, Rôti, étais adulée par un nombre incalculable de fans. Ça ne m'a pas ravie comme je ne t'ai pas jalousée. Mais en y regardant de plus près, j'ai vite vu que tu étais à contre-courant. Tes clichés ne te mettaient pas en scène. Tu prenais uniquement en photos ce que tu apprécies, tes hobbies, ton petit chien blanc, ta déco à laquelle tu fais particulièrement attention. Mais pas de trace de toi à proprement dit. Tu es un fantôme. Tu n'as pas de visage, pas de bras, pas de tronc, pas de jambes. Pas de corps. Ton physique est caché, absent, inexistant. Mille fois j'ai tenté d'écrire un simple commentaire. Trois fois rien, un petit smiley ou un insignifiant «bonjour». Je ne l'ai pas fait. J'aurais certainement dû le faire.
Je ne sais pas vraiment pourquoi je t'écris aujourd'hui. Tu trouveras ça peut-être étonnant ou même très déplacé. Après tout, je ne te dois rien comme tu ne me dois rien. On dira que c'est la culpabilité. Pas celle du bourreau, celle du complice. Je ne t'ai jamais soutenue, pas une seule fois. Etait-ce de la lâcheté ? De l'indifférence ? Certainement un peu des deux. Et au fond de moi, je crois que ce qui est arrivé, c'est un peu à cause de moi. Je te pensais forte. Invincible. Tout semblait toujours glisser sur toi. Tu ne te mettais jamais en colère. Pas un mot plus haut que l'autre. Tu n'es pas aller pleurnicher dans les jupons du directeur ou de l'équipe enseignante. En fait, tu subissais. En silence. Mais ça, je ne l'ai compris que bien plus tard.
Cette lettre, je ne la posterai pas, c'est inutile. Tu ne la liras jamais. Encore une fois, je suis en retard. A contre-temps. J'arrive après la bataille, comme je l'ai toujours fait quand il s'agissait de toi.
P.-S. : J'ai pu me rendre sur ta tombe il y a quelques jours. J'y ai redécouvert ton prénom. Il est très beau. Je suis sincère, et ce n'est pas parce que je porte le même. Ça nous fait au moins un point commun.
Lila.
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