Anne - 3
Je suis prise de court par la sonnerie. J’étais tellement absorbée par mes explications, que je n’ai pas vu le temps passé.
— Pas de devoir pour ce premier cours. Revoyez simplement ce dont on a parlé pour le suivant. Passez une bonne journée.
Ils ne m’écoutent pas vraiment, ils ont déjà la tête dans la récrée. Je ne me vexe pas, j’étais pareille. En tout cas, j’aime bien cette classe. Hormis Jade et Lucas, ils sont sympathiques.
Je range mes affaires et retourne dans la salle des profs, je n’ai pas cours jusqu’au repas. Plusieurs collègues sont déjà là.
— Anne ! Comment s’est passé ton premier cours ? s’exclame une femme avec une tasse de café brulant à la main.
Je crois que c’est Audrey, la prof de SVT. Je me sers une tasse et m’installe sur le vieux canapé de cuir en face d’elle.
— Bien mieux que ce que j’avais imaginé !
— C’est-à-dire ?
— Je ne pensais pas avoir des termes, et je dois t’avouer que ça me faisait un peu peur. Ils sont à peine plus jeunes que moi.
— Ah oui, tu avais peur que ça sape ton autorité ?
— C’est ça.
— Tu as quelle classe de term ?
— Les S1
— Ah comme moi ! Ils sont sympas, tu verras. Je les avais l’année dernière aussi.
— Enfin, sympas, quand tu fais abstraction de ce cancre de Lucas et cette peste de Jade ! intervient Hélène qui venait d’entrer.
— Certes, reprend Audrey, mais bon, quand tu les laisses tranquilles, tout se passe bien.
— C’est vrai que si tu laisses dormir Lucas, il ne te pose pas de problèmes. C’est plus Jade qui peut foutre la merde. Un conseil, ne lui adresse pas la parole !
— Vous me faites peur, les filles… Je les retrouve un peu dans ce que vous dites, mais pas à ce point quand même. J’ai réveillé Lucas et il a presque suivi tout le cours.
— Incroyable ! s’exclame Audrey. Faut que tu me donnes ton secret ! Par contre, ne me dis pas que tu as demandé à Jade d’enlever son bonnet…
— Si, pourquoi ?
— Et alors… ?
— Et alors elle l’a enlevé.
Audrey et Hélène se regardent puis se retournent vers moi, le même air incrédule peint sur leurs sourcils.
— Pourquoi vous faites cette tête-là ?
— La première fois que je lui ai demandée, elle a retourné sa table et est sortie de la salle, me répond Hélène.
— Moi, elle a balancé sa chaise au mur avant de sortir aussi.
— Mais, ce n’est qu’un bonnet… ?
— C’est ce que tout le monde pense. Pas elle.
— Il y a d’autres choses que je dois savoir sur ces deux énergumènes ?
Hélène regarde Audrey puis se retourne vers moi.
— Ils ont tous les deux 19. Lucas redouble parce que ses parents ont insisté, mais c’est peine perdue. Jade serait surdouée, mais je n’en ai jamais vu la couleur. On ne connait pas son contexte familial. Tous les deux sortent ensemble depuis un moment. Tu ne peux rien dire à l’un, sans mettre l’autre en rogne.
— Enfin comme disait Hélène tout à l’heure, ne t’en occupes pas, ils te le rendront bien.
Je hoche la tête, partagée entre le dépit et l’étonnement. L’idée de laisser deux élèves sur le carreau ne me plait pas, d’autant plus que tout s’était très bien passé tout à l’heure. Pourtant, je n’avais pas envie qu’ils me retournent la classe. Hélène et Audrey ne le savent pas, mais il n’y a rien que j’aime plus que les défis. Objectif n° 1 : pas de bonnet et personne ne dort. Le reste je verrais plus tard.
Lorsque je claque la porte de ma maison, la fatigue accumulée de la journée se jette sur moi comme un cheval au galop. Je suis rincée. Je laisse mes chaussures en pan et me laisse tomber sur le canapé. Je n’ai même plus la force de me lever pour me servir un verre de vin. Je descends machinalement mon fil d’actualité sans vraiment y prêter attention, repensant à toutes les têtes que j’avais croisées aujourd’hui. Je vais me plaire dans ce lycée. Les collègues sont sympa, les lycéens sont fidèles à eux-mêmes, un mélange paradoxal de flegme et d’énergie, quant au bâtiment lui-même, il a son charme.
— Chéri ! Je suis là ! Ah, désolé de crier, je croyais que tu étais en haut.
— Tu rentres tôt, dis-je, contente de voir Éric.
— Oui, j’ai rapidement bouclé mon article, j’avais hâte de te voir ! Alors ?! Tu me racontes ta journée ?
Éric. Mon meilleur ami d’enfance qui s’est naturellement transformé en petit ami. Je l’appelle mon meilleur petit ami. Ça le fait beaucoup rire. Je ne pourrais pas rêver mieux. Il me connait plus que moi-même. Doux, attentif, drôle, on s’entend sur presque tout.
— Excellente !
Je lui raconte tout dans les moindres détails, de la pluie au café, des collègues aux élèves. Je m’attarde sur ma petite fierté concernant Jade et son bonnet. Après tout, elle n’a rien cassé !
— Ta journée était palpitante, dis-moi. Plus que moi en tout cas. Les articles people commencent à me courir sévèrement. J’ai encore parlé à Charles pour qu’il me déplace à la rubrique nature.
— Et...?
— Et c’est non, parce qu’il a personne d’aussi bon que moi pour mettre à ma place et les gens achètent le journal pour sa rubrique people.
— C’est un bon compliment dans un sens.
— Certes, mais ça me fait une belle jambe aussi ! Enfin mon prochain article c’est sur cette nouvelle star de la pop, Lulu Bey, qui arrive en ville. Tu connais ?
— Lulu Bey ?! Évidement ! Pas toi ?
— Nope, jamais entendu parlé. Tu sais bien que je suis plus Jazzy.
— Oui, nan, mais Éric ! On l’entend partout ! Il va falloir que tu te mettes à jour avant d’aller la voir.
— Bin justement, la boite m’a donné deux places pour son concert la semaine prochaine.
Ma bouche se met à sourire toute seule, mon corps à danser. Je vais aller voir LB en concert ! J’attends ça depuis que j’ai découvert son dernier album, il y a quelques mois.
— Ça n’a pas l’air de te plaire, je vais peut-être les refiler à J-E pour sa fille…
Je saute sur lui et l’attrape par le col.
— Tu fais ça… je te quitte.
— Tant que ça ? dit-il en éclatant de rire.
— Tant que ça…
Nez contre nez, je le regarde avec mon air le plus sévère.
— Bon… t’as gagné. Je vais les garder alors.
Il me serre contre lui et m’embrasse. Je lui rends son baiser avec plus de fougue que nécessaire. Pendant un instant, j’ai cru le voir tressaillir lorsque j’ai prétendu le quitter. Enfin, c’est absurde, pourquoi il serait inquiet ? Je me fais des idées.
Chaque jour est un plaisir de se lever pour aller travailler. En quelques semaines, j’ai conquis mes élèves. Je perçois des bribes de conversations dans les couloirs. Je suis « trop cool » et « mega jeune » donc je « les comprends de ouf ». C’est vrai que la plupart entrent en classe avec le sourire. Tout comme je n’ai aucun mal à ramener le silence lorsque j’en ai besoin. J’ai même entendu des premières se plaindre de ne pas m’avoir comme prof.
Ma classe de term est ma préférée. Ils sont presque adultes, très autonomes et pourtant il faut encore les materner. Je ne sais pas si c’est toujours comme ça, mais je les trouve vifs et curieux. Il arrive qu’ils me demandent d’aller plus loin dans mes explications. Je le fais volontiers lorsque nous avons de l’avance.
En ce qui concerne Lucas et Jade, je progresse. Lucas prend 70 % du cours en note et lorsqu’il daigne faire les interros, il a souvent juste. Quant à Jade, si au début j’ai commencé à lui rappeler d’enlever son bonnet, maintenant je le lui ôte moi-même lorsqu’elle entre en classe, et le pose sur mon bureau. La première fois, elle s’est retournée et j’ai vu ses poings se serrer. J’ai simplement souri et enlevé mes tennis que j’ai posés sur mon bureau. C’est le seul sourire que je l’ai vu décrocher. Les fois suivantes, elle n’a rien dit. Elle se contente de me regarder de ses yeux glaçants et de s’installer sans un mot. D’ailleurs, elle ne dit rien. Ne fais jamais rien. Elle rend copie blanche. J’ai tenté de lui parler, mais elle a pris son bonnet et m’a tourné le dos. Ce n’est pas grave, je suis patiente. Et puis cela ne fait que deux mois. Hélène et Audrey trouvent déjà que j’ai accompli quelque chose d’extraordinaire avec elle.
— Mais elle ne fait rien ! dis-je la bouche pleine.
— Déjà, elle vient. Avec Jacque, elle est venue aux deux premiers cours, c’est tout ! Lucas aussi d’ailleurs, me répond Audrey.
— Ah, vous parlez de Jade, s’exclame Jacque en posant son plateau en face de moi.
Tout compte fait, je ne l’apprécie pas beaucoup. Et d’ailleurs, connaissant ses méthodes d’enseignement à l’ancienne et les deux sauvages de ma classe cela n’a rien d’étonnant qu’ils n’aillent pas en cours. Jacque enseigne les mattes comme si c’était une recette à connaitre par cœur, point final. Aucune explication, aucun contexte, rien. De quoi perdre un élève, même les meilleurs.
— Oui, je disais qu’elle rend systématiquement copie blanche.
— Au moins, elle te rend la copie, me dit-il.
— Exactement ce que je disais ! Et puis tu sais, dans nos matières aussi elle fait pareil.
— Audrey à raison, ajoute Hélène. Au moins, c’est rapide à corriger.
— Mais comment elle n’a jamais redoublé ? je demande.
— Elle fait l’examen de fin de trimestre seulement, répond Hélène. Au vu du personnage, on s’en contente.
— De toute façon, ça ne servirait à rien de la maintenir, dit Jacque. Cette gamine, il faut qu’elle sorte vite du système scolaire. Ça ne lui convient pas du tout.
Je hoche la tête, pensive. Ça me frustre. Je ne la comprends pas. Je ne comprends pas ce qu’elle cherche. Avachie sur sa chaise, elle fait mine d’être ailleurs, mais elle ne me lâche pas des yeux. Je suis certaine que c’est l’élève la plus attentive de toute la classe. Lorsque je donne un exercice à faire, je la vois jeter un œil à l’énoncé, puis elle a le regard de quelqu’un qui réfléchit. Je mettrais ma main à couper qu’elle fait l’exercice de tête. Pourtant, quand je l’interroge la réponse est toujours la même : « Je n’ai pas eu le temps de le faire ».
Je débarrasse mon plateau, sans vraiment écouter mes collègues happés par un débat philosophique de Henry. Nous retournons dans la salle des profs et je me sers un café. Je me suis habituée à son gout corsé.
— Audrey, c’est toi qui as les TS1 après moi cet après-midi ? je demande de but en blanc.
Elle s’interrompt, surprise, et se tourne vers moi.
— Oui, pourquoi ?
— Ça ne te dérange pas, si Jade manque ton cours ? Je vais essayer de lui parler.
— Pas le moins du monde, pour ce qu’elle y fait ! Mais bon courage pour lui faire décrocher un mot ! Louisa, une prof de français qui bossait ici l’année dernière a essayé, ça n’a rien donné.
— Ça ne coute rien d’essayer.
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