III - L'Expérience de la Plénitude
Dans le lointain, 321 discerna une tâche aux mille couleurs, tout aussi immobile que la plante la veille : il se souvint des enseignements erronés des sages et crut déceler en lui, au profond, une voix intérieure - la sienne ? Elle pensait pour lui sans qu’il ne réfléchisse. Elle ressemblait à celle des sages lorsqu’ils venaient lui raconter des histoires sur le monde. Plus directive, moins ennuyeuse que la logorrhée de ces vieillards, elle se contentait de répéter :
Cette tâche, ce sont les affaires que tu as laissées hier. Va les récupérer, ainsi tu survivras à la prochaine nuit !
Hélas, en s’approchant au plus près, il aperçut tout autre chose que son sac. Des arbres, des buissons, des fleurs, un festival de couleurs et d’effluves. Une allée, qui s’enfonçait parmi cette végétation enchanteresse, invitait à s’y promener. Il se frotta les yeux plusieurs fois, parce qu’il ne croyait pas à ce miracle. Jamais de sa vie il n’avait observé pareil trésor : un ravissement !
Il imagina que c’était peut-être un cadeau du ciel, pour l’épreuve qu’il avait traversée.
Sa voix profonde lui rappela l’existence des deux soleils et lui somma de s’en aller. D’après elle, il s’agissait d’un mirage, puisque cela ne ressemblait à rien de connu, et surtout : la mort l’attendait assurément dans ce paradis fou, parce que c’était trop beau pour exister, qu’il n’avait JAMAIS rien vu de tel, que les sages n’en avaient JAMAIS parlé, eux qui, soi-disant, savaient TOUT sur l’homme, la terre et l’univers. Il y avait bien plus important à faire que de céder aux délices de la folie : il ne possédait ni vêtement ni couverture pour survivre à la nuit.
321 ne savait que faire et attendit une heure, assailli par ses désirs et sa voix intérieure qui se combattaient sans relâche. Quatre soleils de plomb braquaient leurs projecteurs sur lui. Une nouvelle voix se fit entendre : au milieu de ce paradis, susurra-t-elle, il est possible de se cacher du soleil. Il lui fit confiance, parce qu’il ne savait pas d’où elle venait, qu’elle semblait plus raisonnable, plus profonde encore, et surtout qu’à penser, il ne faisait rien du tout, à part boire à son insu. Tandis qu’il se rassasiait, sa gourde se vidait, tout comme son espoir. Il dénicherait peut-être une plante à boire et de quoi vivre mieux dans cet endroit enchanteur.
Ainsi il s’engouffra dans la merveilleuse Oasis. Dans ce sanctuaire d’une beauté prodigieuse, il ne découvrit pas seulement la quiétude, mais les plus beaux fruits que la terre eût portés. Leurs couleurs, vives et foudroyantes, explosaient sa rétine, leurs saveurs ses papilles : jusqu’à ce jour, jamais il n’avait dégusté des mets aussi délicieux. Les fruits de la tribu, fades, se rappelaient à ses souvenirs. Malgré le confort spartiate, sa chambre lui manquait : une paillasse pour dormir, un tapis pour manger, une fosse pour faire ses besoins.
L’espace d’un instant, submergé par une vague de nostalgie, il se demanda s’il ne préférait pas finalement les anciens fruits, ce que confirma sa voix intérieure. Il pensa qu’elle était folle et la chassa, par l’intermédiaire de ses sens. Il marcha un peu dans ce paradis qui lui offrit ce qu’il n’espérait pas : une grande étendue d’eau d’une clarté absolue ! Il se baigna avec délice, se perdit dans le dédale de ses rires, de ses désirs, tant le bonheur l’emportait. Comblé par l’abondance et la beauté, il flotta sur l’onde quelques heures, à l’écoute de son corps.
Sa voix intérieure revint, menaçante. Elle commençait à s’agacer de ce temps qu’elle estimait perdu. Elle lui donna l’ordre de retrouver ses habits, mais il préféra dormir là, trouvant refuge dans la cavité d’un immense rocher. Il fut protégé du vent glacé, mais grelotta quelque peu. Néanmoins, il lui semblait qu’il ne risquait pas sa vie dans cet îlot providentiel. Sa voix intérieure, de moins en moins loquace, ne le contredit pas. L’autre voix, quant à elle, s’était éteinte.
Malgré l’ennui de ne voir personne, il resta là cent jours, jusqu’à ce que l’Oasis disparaisse totalement, rongée par sa faim de mammifère, sa soif d’homme, et les quatre soleils implacables qui dardaient sur sa peau leurs rayons les plus puissants. Il n’avait rien vu de cette disparition progressive et fut contraint à partir à l’aube, abandonnant son rocher. Une heure plus tard, il lui semblait être plus fatigué qu’au deuxième jour. Enfin, quand il se rendit compte qu’il avait oublié son sac et ses chaussures, il déprima, accablé par la fatalité dont il avait été, bien malgré lui, l’instigateur.
Ses pieds étaient nus, brulés par le soleil, si bien que marcher devenait douloureux. Désespéré par cette journée horrible, ne pensant pas qu’il trouverait de sitôt un autre paradis, il attendit la nuit - ou la mort - les yeux crevés au milieu de mille dunes identiques. Il s’endormit longtemps, trop longtemps, assommé par les soleils qui se multipliaient sans cesse et cette vision d’un désert qui ondulait. Les dunes, féroces comme des vagues déchainées, affluaient pour le noyer dans l’écume poussiéreuse des sables.
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