Haha-1 (version 0.6)

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Il aura fallu attendre 21 heures pour que je me décide enfin sur l’objectif. Ce sera un 70-200 à 2,8 d’ouverture ; le plus cheap de ma collection, mais dont l’avantage est que je n’aurais pas peur qu’il se casse à la soirée de Lalye si un gobelet rempli de bière lui tombait dessus par mégarde. Pourquoi ai-je été assez idiote pour prêter mon Kodak à Sean ? Enfin, s’il en fait bon usage…

En fait, la vraie question n’est pas tant le choix de l’objectif que l’envie ou non d’aller immortaliser cette fête. Mais comme j’ai promis à Lalye d’aller jouer la photographe officielle, je me force à préparer mon sac en y mettant mon boitier et tout autre matériel nécessaire. Heureusement que je dois aussi discuter avec des gens, sinon je laisserais les smartphoners en herbe poster leurs photos floues dégueulasses.

Une fois mon sac fermé, je visse ma casquette blanche de baseballeur sur la tête et fais passer ma queue de cheval par l’arrière avant de sortir de chez moi. Direction la casa del Lalye.

Un peu avant 21 heures 30, j’arrive à la soirée où le monde se presse dès la sortie du bus. M’est d’avis que le réseau de transports n’avait pas prévu cela.

Sa maison est toujours aussi cool.

Il y a six mois je suis venue procéder à un shooting car elle voulait un portrait d’elle en tenue « Kawaii », un peu comme elle est habillée maintenant. Nous avons shooté un weekend où ses parents étaient absents. Elle ne portait que du rouge, était trop maquillée et ses lèvres étaient brillantes à en produire des halos. De plus, elle prenait une pose bizarre, elle s’allongeait sur le lit avec les mains sous son menton et ses pieds croisés derrière.

Comme c’est Lalye, je ne me suis pas posé de questions et j’ai mitraillé.

« Sean ! », dis-je en le voyant passer au loin.

Sean, c’est mon mec parce que… il parait qu’il faut un mec quand on est au lycée (y a des filles comme Mathilde qui en ont plus qu’un). Ça fait quelques mois qu’on sort ensemble, mais y a encore aujourd’hui des gens qui me demandent si on l’est réellement. Faut dire qu’on n’est jamais l’un sur l’autre, à se tenir la main ou s’embrasser en public… On n’est même pas assis ensemble en classe.

Mais depuis quelques jours, je le sens encore plus distant, ou plutôt bizarre. Il y a ce voyage en Grèce qu’il veut faire absolument, son travail de maths qu’il a raté et cette histoire de photos. C’est d’ailleurs une des raisons de ma venue ce soir, éclaircir son comportement, mais pas avec lui car il me mentira. Il me faut une personne mieux informée, qui malheureusement était absente de l’école aujourd’hui.

Au bar mis en place, je me sers un petit manzana-citron avant de continuer à mitrailler les rares événements intéressants, comme le premier vomi ou ceux et celles qui sortent de l’aquarium avec les yeux explosés. Ça casse pas non plus trois pattes à un canard, mais ça m’occupe.


En faisant le tour du propriétaire, je tombe sur Mathilde habillée d’un short et un top laissant à l’air libre un piercing. Elle est bien là et fidèle à sa réputation, c’est-à-dire entourée de prétendants.

Il parait qu’elle est bien foutue, du moins c’est ce que raconte la pléthore de garçons qui l’ont déjà vue nue.


Un verre en main, elle fait miroiter une possibilité à un type de cinquième. Je décide de les prendre sur le fait.

CLAC.

J’ai cadré trois quarts pile-poil au moment où elle regardait vers le haut alors que lui fixait son décolleté et qu’une partie du liquide bleu giclait sur la main. Sur l’écran de mon appareil, je vérifie surtout les contrastes, le bruit et la composition avant de valider. Je photoshoperai à la maison.

Mathilde et son amant m’ont entendue. Lui me fixe, surpris, et elle prend ses distances.

« Va me chercher à boire, tu veux ? » lui dit-elle. Il acquiesce et tente de l’embrasser, mais elle le repousse. Sans rancœur, il s’éloigne.


Elle s’approche de moi en titubant un peu, me met la main sur l’épaule et me dit :

« Pfff, merci. Je cherchais justement une excuse pour m’en débarrasser.

— Parce qu’il t’embêtait ?, répondis-je.

— Au début non, mais j’ai eu tout ce que je voulais de lui. Je peux voir la photo ? »

Je lui montre le résultat et elle regarde en avalant le fond de son verre d’alcool.

« Super, tu la posteras dans le groupe de la classe.

— Oui, à moins que tu ne le veuilles pas. »

Elle feint la surprise.

« Et pourquoi ?

— Ch’sais pas, pour Max ?

— Quoi ? T’inquiète. Tu pourrais me prendre en photo avec la bite de son meilleur ami en bouche qu’il n’y croirait pas. Je suis pas avec pour son cerveau.

— Je sais, lui répondis-je. Comme tous les élèves de la classe. Ta réputation n’est plus à faire.

— Ma réputation, ma réputation… Elle est surfaite, j’t’assure.

— J’en suis assurée », dis-je d’un ton neutre, essayant de trouver un moyen de me sortir de cette conversation sans fin.

Malheureusement, elle prend plutôt la mouche.

« Oh ça va, arrête de me regarder de haut. T’t’es déjà vue, avec ton appareil photo, ta casquette dégueu et, et…, et… tes cheveux ? »

Elle a même plus d’idées d’insultes, la pauvre.

« Franchement, qu’est-ce que Sean pouvait te trouver ? ajoute-t-elle dans une vaine tentative d’intimidation.

— Quand tu le croises, demande-le-lui. Cela te fera une conversation. Là, je dois y aller. À plus. »


Je tourne les talons et l’imagine me fusiller du regard. Si elle avait un couteau, elle me le planterait dans le dos sans scrupule.


Je me suis déjà demandée où je serai dans cinq ou dix ans ; ou bien Sean (on ne sera plus ensemble, c’est sûr, pour le reste…) mais Mathilde, j’ai aucun doute là-dessus, je peux facilement deviner sa trajectoire de vie.


Je suis interrompue dans mes pensées par les cris d’une foule.

« BOSS, BOSS, BOSS ! ».

Il est facile de deviner que Max se met en scène. Sentant quelque chose d’intéressant à immortaliser, je me dirige vers la cuisine par le grand hall. Edward vient dans le sens opposé. Il a un bras dans le plâtre mais je ne dis rien, juste un simple « salut » de passage en guise de réponse.

« Euh… Haha ? ».

Je m’arrête et me retourne.

« Oui ?

— T’aurais pas vu Sean ?

— De loin. Il doit trainer quelque part pour prendre quelques photos. T’as essayé près de l’aquarium au fond du jardin ?

— Non. Et par contre, pour… des photos, tu m’as dit ?

— Un défi que je lui ai lancé. Photographier la soirée avec mon Kodak. Vu qu’il veut venir avec moi en Grèce. »

« Ah bon ? OK, merci. Je vais aller voir à l’aquarium.

— D’accord. »


Je continue mon chemin en pensant à l’air effaré qu’avait Ed. J’ai comme l’impression qu’il voulait me dire un truc à propos de Sean. Et après réflexion, j’aurais pu aussi lui demander ce qu’il sait. Je me retourne, mais il a disparu. Oh, pas grave, je le recroiserai sûrement bientôt.


J’arrive dans la salle de billard derrière la cuisine, mais trop tard, elle est déjà vide. En observant à travers les vitres, je comprends que Max a plongé tout habillé dans la piscine. Lalye accourt tout sourire avec un essuie, puis elle conduit Max à l’intérieur. Moi, je prends des photos de la foule et de quelques personnes intéressantes comme Brian qui drague de manière maladroite.

Une fille s’approche de moi. Elle me trouve jolie et aime ma casquette.

Je lui dis que le logo représente un club de baseball.

Elle me répond qu’elle adore le baseball.

Je lui demande quelle est son équipe préférée, elle ne me répond pas tout de suite, puis me dit que je suis mignonne. Je ne suis pas intéressée et je l’envoie balader.


Le temps passe et il est 22 heures 40 à ma montre. Je n’ai pas photographié grand-chose d’intéressant et je commence déjà à vouloir m’en aller. Mais avant, il faut absolument que trouve Fred.

Je fais le tour de la maison et tombe sur le jacuzzi. Max et ses amis y sont présents, avec trois filles dont le visage ne me dit rien. Après quelques secondes, je remarque qu’ils ne portent pas de maillots mais simplement leurs caleçons (Max n’a jamais perdu une occasion de montrer son corps). Il me fait le geste d’approcher et me demande d’immortaliser ce moment. Je m’exécute plus par sympathie que par beauté du sujet : l’idiotie n’a jamais été photogénique.

Car Max est connu dans tout le lycée pour sa musculature, mais aussi pour être cocu à tous les étages ; normal quand on est le petit copain de Mathilde.

C’est un idiot agréable, il n’aime que son corps et les gens qui le lui disent. Il passe plus de temps à la salle de gym qu’en classe. Pour Max, un mec qui ne va pas soulever de la fonte n’est pas un mec. Plus que cela, il ne le voit même pas ; raison pour laquelle il ne retient pas le prénom de Sean.


Pendant que je le mitraille sans passion, il prend des pauses idiotes de bodybuilder, et finit enfin par attraper dans ses bras une adolescente qui le supplie de la lâcher. À côté de lui, Brian essaie encore plusieurs fois d’embrasser une des filles, tandis que Seb envoie de l’eau sur des gens habillés.

Après cinq minutes et probablement une vingtaine de photos gâchées (heureusement que c’est du numérique et pas de la pellicule), tous se calment. Max me demande si je lui enverrai les clichés. Comme d’hab, je réponds qu’elles se trouveront sur le Facebook de la classe.

« Tu veux qu’on en fasse une à deux ? Cela te mettrait en valeur. »

En valeur ? Qu’est-ce qu’il…

« Ça ira, merci. Puis, je veux pas rendre jalouse Mathilde.

— Mathilde ? T’inquiète, notre couple est basé sur la confiance mutuelle. »


Confiance ? Je sais que ce n’est pas mes affaires, mais autant de stupidité dans un même corps… Facebook est rempli de tes cornes, mon grand.

Je réponds cordialement et vais voir ailleurs.

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