Fred-3 (Version 0.6)
À 11 heures, le système carcéral, plus communément appelé école, nous octroie vingt minutes de pause. D’habitude j’hésite à sortir (surtout si le temps est mauvais). Il me faut une raison comme une demande d’un client important, ou bien un « ami » qui me doit de l’argent. Comme ici mon agenda est libre…
La journée a commencé, disons, de façon étonnante. D’un côté Mathilde faisait du gringue à monsieur Gilltot et de l’autre, Sean m’a mis une droite directe. Heureusement, j’ai pu la lui rendre juste avant que Max ne nous sépare.
Enfin, Lalye a décidé de grandir : fête chez elle ce vendredi soir. Ce qui promet car j’ai toujours aimé trainer dans ce genre de festivités sans autre but que d’apprendre des trucs.
« Elle ne nous a pas invités. »
Je reviens à moi. Aline est sur les nerfs, comme si un meurtre allait se produire ou si quelqu’un en voulait à sa vie, et je trouve que cela lui arrive souvent ces temps-ci. Pour une écolo, elle devrait fumer plus de beuh, ça la rendrait un peu plus zen.
« Quoi ?
— Lalye ne nous a pas invités.
— Si, elle l’a fait. Tu l’as pas écoutée. D’ailleurs, regarde le poster au tableau, c’est encore écrit ‘ tout le monde est invité’ », répondis-je.
Il s’en suivit une conversation de grand frère à petite sœur. Aline est la personne la plus excentrée de la classe d’un point de vue social. Ses convictions sont fréquemment remises en cause, son côté « nature-écolo-bobo » étant souvent en incompatibilité avec l’amitié. En particulier Lalye, Sean et elle !
Je la rassure comme je peux en lui disant qu’il est fort probable que j’y aille, avant d’aller dans le couloir passer un coup de téléphone.
La récré de midi est toujours un bon moment pour conclure des affaires. Il faut savoir que je ne suis pas producteur, seulement passeur. C’est comme pour Amazon mais en plus fumeux. Il y a des fabricants à l’extérieur (qu’ils soient locaux ou plus gros), des consommateurs dans l’enceinte de l’établissement scolaire et entre les deux, il y a moi, le facilitateur. Je m’occupe des commandes, des acheminements, du service après-vente, etc. Bien sûr, cela a un prix, mais je suis le moins cher de toute l’école (parce que oui, il y a de la concurrence dans l’institution. C’en est limite scandaleux, que fait la police ?)
Pour la livraison, c’est en fin de cours. Impossible de me trimballer un kilo de « fleurs » dans le lycée pendant une journée complète. Pour la distribution, chacun a sa petite habitude. Les plus drôles sont évidemment ceux qui viennent pour la première fois, et en bon commerçant, je leur offre une ristourne de bienvenue. Sinon pour les autres, cela se passe derrière un arbre, en bas de la rue ou bien assis l’un à côté de l’autre sur l’un des murets de l’école. En tous cas, toujours loin des regards.
Des fois je me dis que si quelqu’un m’espionne, il pensera que je suis une pute ou le gigolo du collège, mais dans un sens, cela ne me dérange pas.
Et puis il y a les non ponctuels ! Là, j’attends un gamin de 4e. Je ne connais pas son nom (à quoi bon) mais cela m’a l’air d’être le petit caïd de sa classe. Il se promène toujours en Caterpillar ouvertes et porte un jeans trop long pour lui. C’est un habitué, aussi bien dans les commandes que dans ses retards.
Comme je dois attendre, j’en profite pour regarder un peu autour de moi. Haha et Sean sont assis ensemble ; Max et Mathilde se sont installés sur l’un des terrains extérieurs ; Aline… râle sur ceux qui ne trient pas leurs déchets, et Lalye pratique du porte-à-porte avec ses flyers sous le bras. D’ailleurs, elle vient de rejoindre Sean et Haha.
Enfin, je remarque Ed au loin.
D’habitude, il passe la récré avec des amis des années précédentes. Pourquoi pas aujourd’hui ? Il m’a l’air essoufflé. Il observe Sean et Sean le regarde, se lève et s’en va.
Quelque chose qui me dit que cette histoire de 1600 euros cache quelque chose de plus gros.
« Fred ?
— Mmmm… »
Je me retourne, mon client est devant moi.
« T’as du retard, dis-je
— Oui je sais, un prof m’a fait la morale. T’as la marchandise ?
— Tu me prends pour UPS ? T’as l’argent ? »
Il me tend une enveloppe, je lui donne ce qui ressemble à un papier d’alu froissé et nous nous éloignons dans des directions opposées ; lui vers la rue principale, moi je décide d’aller voir Ed.
Plus je m’approche et plus je le vois anxieux, comme le jour où la prof de français s’est rendu compte qu’elle avait commis plusieurs fautes au tableau (Bad day this day !)
Il se ronge les ongles si fort qu’il va bientôt atteindre les os de sa main, et il est tellement concentré sur Sean, Haha et Lalye qu’il ne me voit pas arriver.
Je le surprends.
« Qu’est-ce que tu fais de beau ? lui demandé-je innocemment.
— Rien qui ne te regarde. »
En forçant le trait, je suis la ligne imaginaire entre lui et Sean au loin qui s’en va.
« Je rêve ou ça va pas super entre toi et lui ? T’as peur de t’en prendre une ?
— Et toi, t’as peur de t’en prendre une seconde ?
— Pas vraiment. Mais je pourrais t’aider, tu sais. »
Il me regarde du coin de l’œil.
« Toi ? Aider les gens… Quand tu aides une vieille à traverser la rue, c’est pour lui piquer son portefeuille. Sans parler du fait que tu la laisserais plantée au milieu en plein trafic pour cacher ton larcin. »
La comparaison est grossière mais soyons honnête avec moi-même, ce n’est pas tellement faux.
« OK, je dis juste que si toi aussi, tu t’es fait prendre de l’argent comme avec La…
— Fred, dégage. Si je veux récupérer mon argent, c’est pas en négociant avec un dealer de seconde zone.
— Aaaahhhh, ça fait mal », dis-je en mettant ma main sur mon cœur, mais cela ne fait rire que moi.
« Bon OK, je te laisse. »
Je m’éloigne de quelques pas, tandis qu’Ed fait pareil de son côté.
Ce qu’Ed ne sait pas, c’est que je suis jaloux de Sean. Son coup fourré, je n’y avais même pas pensé. Pire que cela, j’aurais cru que Lalye ne tomberait pas dans un piège aussi grossier ; mais à y réfléchir, qu’est-ce que l’argent pour cette fille ? Alors je pourrais inventer une combine du même style, mais un chien ne se brûle jamais deux fois la même patte ; et si ça foire, se mettre à dos l’avocat réputé qu’est son père n’est pas la meilleure des choses… Puis c’est pas l’argent le problème en ce qui me concerne.
L’après-midi s’annonçait des plus inintéressants, si ce n’était le radical changement d’attitude de Mathilde. La notification qu’elle reçoit aux alentours de 15 heures la met tellement en joie que le prof de philo est obligé de se retourner pour lui demander des explications. Mathilde esquive, mais je sais parfaitement ce que c’est : elle a réussi son travail de maths. Au moins cela me donne raison, mais comment le prouver ? Comment trouver des preuves ? Il faudrait avoir accès au système où je suis sûr que figure tout l’historique.
Une idée me traverse l’esprit.
Je me retourne et regarde le bâtiment d’administration qui contient et numérise toutes nos notes. Je sais aussi que seules quelques personnes ont accès à tout… comme la secrétaire. Et justement, cela fait quelques mois qu’elle me demande de passer pour mettre à jour mon dossier.
Le lendemain matin, je décide en premier lieu d’aller au secrétariat. Je pense que cela doit faire au moins 6 mois que madame SS (son vrai nom est madame Sato-Simpson — mais entre nous, on l’appelle madame SS) me demande une mise à jour de mes infos personnelles et plus encore, des infos sur mes parents — chose que j’ai toujours évitée. À quoi leur servirait le nouveau numéro de téléphone de mes vieux ? Si ce n’est les prévenir de mon absence… Mais ici pas le choix, puis on est en fin d’année, il n’y a plus de grand risque.
Dans son local, madame SS mange son déj derrière sa table de travail. Petite et assez dynamique, c’est une personne sympa qui a toujours voulu aider les élèves du mieux qu’elle peut. Et c’est là son point faible.
Je ne rentre pas tout de suite, j’attends un peu qu’elle se lève car je sais qu’elle va chercher son café tous les matins à 8 heures précises, moment où elle rencontre d’autres secrétaires et où elles discutent un peu de tout et de rien pendant cinq minutes. Mais les gens seuls ne rateraient pour rien au monde ces moments vides d’intérêt.
C’est à ce moment que je l’interromps dans son élan.
« Bonjour madame. Je viens mettre à jour les informations.
— Ah Fred, oui. Tu as rempli la feuille ?
— Oui, mais je l’ai oubliée chez moi. Comme cela a l’air important, on peut les encoder directement, j’ai tout dans ma tête. »
Je la vois réfléchir. Elle regarde l’heure à l’horloge et hésite.
« Mais si ce n’est pas important, je peux repasser un autre jour ?
— Non. On va le remplir maintenant car cela fait trop longtemps et j’en ai besoin pour la cérémonie de fin d’année. Attends, j’ouvre ton dossier. »
Elle se rassied, pose son mug et tape mon nom dans le logiciel d’administration. J’en profite pour passer à moitié derrière son bureau et regarder l’écran aussi.
« Alors voilà », me dit-elle en me montrant ma photo et mes informations personnelles où quelques encarts clignotent à défaut d’être remplis.
« C’est ici, me dit-elle en pointant l’écran du doigt.
— Vous voulez que je les tape directement ? J’en ai pour cinq minutes.
— Ah oui ! Tiens, je te laisse le clavier. »
Je prends sa place et perds un temps monstre à répondre, sortant même ma bouteille d’eau pour boire longuement.
« Pfff, pardon. J’avais soif. »
Elle me regarde, puis regarde sa montre. Elle s’impatiente, allant jusqu’à boire une gorgée de son mug vide. À 8 heures 10, elle me dit :
« Bon, j’arrive. Moi aussi je vais chercher de quoi me rassasier. Ne bouge pas. » Et madame SS disparait devant mes yeux. Je complète rapidement le formulaire (il n’y avait pas grand-chose) et je l’imprime.
Ensuite, je cherche le dossier de Mathilde, vais dans l’onglet points ; elle a réussi avec 16 sur 20. Je vais dans l’onglet historique et imprime tout ce qui s’y trouve sans oublier de fermer le logiciel.
À l’imprimante, un peu stressé, j’attrape les précédentes pages rapidement.
« Mais qu’est-ce que tu fais ? », me demande madame SS qui est revenue plus vite que prévu. Surpris, je chope la dernière feuille imprimée et montre le paquet qui vient de sortir.
« J’ai imprimé les pages avec mes données, Madame… Pour être sûr. Je donnerai cela à mes parents.
— Ah, OK… Bien », dit-elle en buvant son café tout chaud.
J’attrape mon sac et sort de la pièce rapidement.
Sur le perron du bâtiment, je me félicite avant de regarder ce que j’ai tiré. L’historique est limpide, elle a effectivement bien raté avec 6 sur vingt pour le travail, la note y est bien indiquée avec les remarques de monsieur Gilltot qui sont calamiteuses. Puis, comme par magie, tout devient plus élégant. Hier à 2 heures, le 6 se transforme en 16. Il y a bien un nouveau travail rendu et quelques commentaires sommaires, mais quiconque regarderait cela d’un œil attentif verrait directement la supercherie.
Maintenant, faut la jouer serrer. Je ne suis pas du genre à être pressé, mais la fin d’année est bientôt proche. Je dois avoir une discussion avec Mathilde assez rapidement et je pense que je sais quel sera le meilleur endroit : la soirée de Lalye demain soir. Encore une autre bonne raison d’y aller.
Reste plus qu’à attendre un peu ! J’en profite pour checker ses autres cotes et suis étonné, elle est plus intelligente qu’elle n’y parait.
J’arrive en classe avec un peu de retard. La professeure d’anglais nous apprend qu’Ed ne viendra plus à l’école jusqu’à la semaine prochaine. Raison invoquée, il s’est cassé (ou foulé) le poignet et est dans le plâtre. À l’annonce, plusieurs élèves rigolent, plusieurs sauf Sean qui a l’air de s’inquiéter.
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