010 Philippe et Sylvane
C’est le cœur battant, une crampe au creux de l’estomac que Philippe se rendait à son premier rendez-vous. Cette fois c’était le grand jour : Sylvane avait accepté de sortir avec lui. Pas comme les autres fois, au milieu d’une bande de copains. Non, un vrai tête à tête. Philippe ne pouvait pas dire quel était le sentiment le plus fort: l’appréhension ou la joie. Depuis deux jours, il ne cessait d’imaginer des scénarios, sans jamais se rassurer vraiment. Devrait-il seulement la prendre par la main, accepterait-elle qu’il la prenne dans ses bras, qu’ils s’embrassent sur la bouche ? Devant ses copains il faisait le fier, le macho, pour lui ce qui comptait c’était de pouvoir «tirer un coup». Mais au fond de lui, il en allait tout autrement. Dès qu’il croisait le regard de Sylvane, son cœur se mettait à battre. Il aimait la voir sourire ou rire, il aimait son air grave lorsqu’elle écoutait attentivement une conversation. Depuis quelques temps déjà, leurs rapports avaient évolué. Elle le laissait s’asseoir à coté d’elle en cours ou à la cafétéria, elle semblait avoir du plaisir à le retrouver. Et lui, de la côtoyer, de respirer son parfum, de frôler sa main parfois, tout ça le mettait dans un état second. Perdu dans ses pensées, enfoncé au fond de son siège dans le bus, il n’entendit pas tout de suite ce que lui disait son voisin.
— …il paraît qu’il va commencer son enseignement aujourd’hui! Vous vous rendez-compte ?
— Excusez-moi, je n’ai pas compris. De qui parlez vous ?
— Mais du prophète bien sûr. Vous n’avez pas vu les flash d’informations ce matin ? Il donne rendez-vous à tous ceux qui veulent savoir à la maison du mineur. Moi j’y vais. Tant pis pour la fête. Nous allons vivre un moment historique!
— Oui, bien sur, c’est intéressant…
— Intéressant ? Passionnant vous voulez dire. Une page de l’histoire de l’humanité est en train de s’écrire…
L’homme était lancé. Philippe n’essaya même pas de l’arrêter, se contentant d’approuver vaguement de temps en temps. Cette histoire de prophète lui avait toujours semblé ridicule et aujourd’hui, plus que jamais, il n’en avait rien à faire.
Un picotement au niveau de l’oreille l’avertit qu’il recevait un appel audio. Il effleura le récepteur d’un doigt.
— Oui ?
— Philippe ? C’est Sylvane. Tu es où ?
— Dans le bus 18, à deux blocs de chez toi. Tu es au stop ?
— Oui.
— Alors monte dans le bus, je suis au fond à gauche.
— D’accord. A tout de suite.
Ça y est, son cœur recommençait à battre la chamade. Les quelques minutes de trajet restantes lui parurent interminables. Enfin le stop. La porte s’ouvrit, Sylvane apparut. Elle était splendide dans une petite robe, au décolleté sage, mais dont la coupe cintrée mettait en valeur ses courbes sensuelles.
Philippe se leva pour l’accueillir et se réinstaller de l’autre coté de l’allée centrale, où deux places contiguës étaient disponibles. La fraîcheur de sa joue et la douceur de sa peau lorsqu’il lui fit un petit bisou pudique…Tout en échangeant avec elle quelques propos anodins, il la dévorait des yeux. Tout chez elle était adorable, ses cheveux blonds bouclés, son regard lumineux, ses lèvres finement ourlées…
— Ton beau-père a bien voulu te laisser sortir?
— Sous des tas de conditions: que je ne rentre pas tard, que je me conduise bien... et que je te tienne à distance !
Elle avait rajouté sa dernière remarque avec un petit sourire moqueur. Philippe poussa un soupir.
— Quel rabat-joie ! Comme si nous allions faire des choses monstrueuses.
— C'est vrai, il n'y a pas de risque? Tu me rassures.
Elle avait toujours son petit sourire. Philippe fut mécontent de la voir ainsi se moquer de lui.
— Je veux dire qu'à notre âge, c'est normal de sortir ensemble et de souhaiter avoir un peu d'intimité loin des parents.
Sylvane redevint sérieuse pour justifier l'attitude de son beau-père.
— Il faut le comprendre. Sa situation est ambiguë: il est chef de famille, mais il n'est pas mon vrai père. Au début, il était un peu assis entre deux chaises. La situation s'est clarifiée pour lui lorsque mon père biologique a quitté Solera pour s'installer sur une planète lointaine. Du coup, mon lien avec lui était de fait rompu, et mon beau-père a estimé que j'avais besoin d'une autorité paternelle pour me guider dans la vie. Tu sais, il m'aimes bien et il fait de gros efforts pour me comprendre, mais il ne me connaît que depuis que j'ai dix ans et mon père est définitivement parti il y a seulement trois ans. Il n'a jamais eu d'enfant à lui et il se retrouve avec une adolescente dans les jambes!
— Il y a pire que toi dans le domaine du caractère...
— Tu me connais mal, je peux me montrer très chipie à l'occasion.
— J'ai de la peine à le croire.
— Tu es gentil. Alors tu m’emmènes où?
— J’avais pensé à la rivière sans retour..
— Hum, ça fait peur ce truc.
— Mais non, tu verras, c’est très joli. On se croirait dans la jungle.
— Ouais, et les chutes?
— C’est marrant. Tu n’as pas envie?
— Si, bien sûr.
Il surprit son regard troublé, hésitant entre envie et retenue. Il souhaitait tellement fort qu'elle ait confiance en lui.
Au stop du bas du boulevard du Progrès ils sortirent du bus main dans la main. Philippe, distrait, heurta un passant et s’excusa vaguement. Sylvane se retourna pour regarder l’homme puis lui pressa la main.
— Tu l’as reconnu?
— Non. Qui est-ce?
— Alter Pavi, le journaliste de StarCom Video. Tu sais, celui qui fait les reportages sur le prophète.
— Ah oui, bien sûr. Le prophète doit faire une apparition, c’est pourquoi il est dans le coin.
— Quoi ? le prophète est ici ? On peut le voir ?
Elle avait stoppé net et le retenait par le bras. Vaguement mécontent il la renseigna à contrecœur.
— Il est à la maison du Mineur et il a promis de commencer son enseignement aujourd’hui.
Sylvane sembla bouleversée par la nouvelle.
— Allons-y, s'il te plaît. Je voudrais tellement l’entendre.
Devant l’air contrarié du garçon elle insista.
— Je t’en prie. Si tu m’aimes bien, emmènes-moi l’écouter.
C’était certainement la dernière chose que Philippe avait envie de faire, mais pouvait-il rester insensible au regard implorant de la jeune fille ? Il acquiesça, le cœur cependant pris dans un étau de glace, plein d’un sombre pressentiment.
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