017 Un sujet délicat
La foule était de plus en plus dense aux conférences du prophète, ce qu'il appelait « ses prêches ». De quatre cents, on était passé à plus de mille, puis, aujourd'hui, les quatre ou cinq mille étaient atteints. Alter repéra dans les premiers rangs les adeptes de la première heure. Ils étaient sereins, presque joyeux. Les nouveaux venus eux étaient curieux, peut-être encore un peu sceptiques. Il vit tout devant, au pied de la butte où se tenait l'orateur, les deux jeunes gens qu’il avait interviewés le premier jour. Le jeune homme semblait un peu ennuyé d’être là. La jeune fille, par contre, avait le regard illuminé. Le silence se fit alors que la voix du prophète résonnait dans les oreillettes.
— Ce matin j’écoutais les informations vidéo en déjeunant, et un fait divers a attiré mon attention. Un homme a surpris son épouse dans les bras de son voisin. Fou de rage, il a tué l’infidèle et blessé l’amant de celle-ci, avant d’essayer maladroitement de se donner la mort. Ce drame m’a remis en mémoire des principes fondamentaux, qui sont en contradiction avec ce genre d’agissements.
La foule se taisait, l’attention était à son maximum. Le prophète leva le bras, un doigt pointé vers le ciel.
— Écoutez, écoutez et comprenez. Le premier principe, que je dois vous rappeler, est que l’homme, la femme, bref l’être humain, n’est pas une marchandise. Il ne peut pas être « possédé ». Il ne doit pas être considéré comme étant la propriété d’un autre. Ceci est valable entre un maître et un esclave, situation révolue heureusement dans notre société, mais ceci est aussi valable entre un patron et ses employés. Il s’agit entre eux d’une association, dans laquelle chacun doit trouver son dû, ce qui est loin d’être le cas malheureusement. Enfin, et commençons par balayer devant notre porte, ceci est aussi valable pour les rapports entre un homme et une femme. Au nom de quelle logique, l’homme pourrait-il considérer son épouse comme sa propriété, au même titre que sa télévision ou sa voiture ? Cette attitude est une atteinte à la dignité humaine.
Des murmures parcoururent la foule, des femmes crièrent «Bravo !». Il laissa passer quelques secondes avant de poursuivre.
— Cet homme trompé est sans doute à plaindre. Son épouse est sans doute à blâmer, ainsi que le voisin, l’amant. Cependant, en aucun cas l’homme n’a le droit de décider du sort de sa compagne. Personne n’a droit de vie et de mort sur une autre personne. Le mariage est un engagement moral. Si l'un des deux ne le respecte pas, cet engagement devient caduque. La manière dont les lois gèrent la dissolution de ces liens « civils » n'est pas le sujet qui nous intéresse aujourd'hui. Mais, peut-on demander à une personne de ne jamais changer d’avis, de rester, malgré l’usure du temps, fidèle et aimante comme au premier jour ? Aucune raison ne peut, en vérité, obliger cette épouse à rester fidèle à son mari. Ils peuvent néanmoins garder un lien entre eux, à cause d'une communauté d'intérêt ou, surtout, des enfants. Bien entendu, il ne saurait-être question d'amour dans cette nouvelle forme d'union, et chaque membre devrait pouvoir, en dehors de la famille, agir à sa guise. Je ne prône pas ici une liberté de mœurs absolue et sans aucune contrainte, je veux simplement dire que, lorsque la rupture est consommée, il faut avoir la sagesse de l'accepter. Revenons au fait divers qui nous intéresse : le mari est quand même en droit d'attendre de sa compagne franchise et vérité. Mais, malheureusement, sa réaction montre qu’elle ne pouvait pas avoir cette attitude sans se mettre en danger. Le respect se mérite. Il se mérite par le respect préalable que l’on a pour l'autre. L’homme respectant sa femme n’aurait jamais dirigé une arme contre elle. Et au lieu d'un fait divers sordide, peut-être auraient-ils pu parler de leurs problèmes, aller voir un conseiller matrimonial. La femme aurait peut être pu avoir une aventure avec le voisin et revenir vers son mari après.
Cette fois les commentaires étaient passionnés dans le public. Le prophète leva à nouveau la main pour capter l’attention.
— Nous vivons le paradoxe d’être des personnes à l’individualité fortement marquée dans nos gènes, et pourtant nous sommes obligés de vivre en société, nous frottant sans arrêt les uns aux autres. Pour éviter des drames, comme cette malheureuse histoire de jalousie, il est capital de respecter l’autre en tant qu’individu autonome. Quels que soient les liens qui nous unissent, il nous faut toujours faire la fragile balance entre nos aspirations individuelles et celles de notre entourage. C’est avec cet équilibre subtil que nous pourrons construire une société plus juste et surtout plus harmonieuse.
Alter regretta que le prophète se soit laissé tenter par l'improvisation, à cause du fait divers évoqué. Son discours était moins maîtrisé, voire par moment contradictoire. Décidément, il n'était pas prêt à voler de ses propres ailes. Le sentiment d'urgence qu'il éprouvait à passer son message allait à l'encontre de la bonne compréhension de celui-ci. Mais tout n'était pas négatif: son prêche avait eu au moins le mérite de lancer le débat dans le public, et nul doute que sur certaines chaînes de télévision, de doctes messieurs décortiquent ses phrases, et glosent à l'envie sur les idées exprimées.
Le journaliste regarda la foule, et en particulier son petit couple témoin, comme il avait baptisé en lui-même les deux jeunes gens. Elle applaudissait à tout rompre, en se hissant sur la pointe des pieds pour mieux voir le prophète. Son ami lui dit quelques mots à l’oreille. Elle haussa les épaules, agacée, et continua à applaudir. Alter fit quelques pas en arrière pour s’éloigner du public, et fit un signe à son technicien pour avoir l’antenne et réaliser son commentaire.
— Enfin nous rentrons dans le vif du sujet. Rien ne vaut un exemple pour sensibiliser les gens. Ce prêche va faire couler beaucoup de salive, mais il aborde de front le problème essentiel de l'espèce humaine. La résolution de celui-ci est indispensable à la survie de l'espèce. Ce qui se passe entre ce mari et cette femme, peut être étendu aux relations sociales et politiques. Alors, bien sûr, le prophète en a profité pour prôner une certaine liberté sexuelle, quoi qu'il en dise. Il faut savoir lire entre les lignes, et il est prévisible que les représentants des religions « officielles » vont s'offusquer, et pousser de hauts cris. La réalité n'est pas aussi simple que les uns et les autres veulent bien nous la présenter, par idéal ou par doctrine. Gardons-nous des positions trop tranchées ! Et attendons avec impatience le prochain grand repos, où le prophète aura l'occasion d'aller encore plus loin dans ses « explications ».
En fin d’après-midi, Alter Pavi passa à la Maison du Mineur, pour faire le point avec le prophète. Celui-ci semblait très satisfait de lui et de son discours.
— Je crois que ça a beaucoup plu, surtout aux femmes, évidemment. Par contre, je pense que l’évêque de Solera va encore faire une crise et m’insulter dans les médias.
— Ce n’est pas grave –répondit Alter- Tu te démarques de lui avec un discours novateur, plus en phase avec la société actuelle. Je vais m’absenter deux jours pour un reportage. On se voit à mon retour ?
— Pas de problème. Ma prochaine intervention aura lieu lors du prochain grand repos, alors on a le temps.
Alter croisa en sortant Prita, en grande discussion avec la jeune fille de son couple témoin. Cette fois, son petit copain n’était pas avec elle.
« Encore une qui voudrait à tout prix approcher le prophète -pensa Alter- Prita va avoir fort à faire pour défendre sa tranquillité. »
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