1 - Rouges et bruns
Chaque fois qu'elles craquaient sous les pas de Cenelle, les feuilles lançaient un adieu à l'arbre d'où elles étaient tombées. Pas un adieu. Un au-revoir. Au faîte de leur beauté, elles s'étaient laissées porter par la brise. Puis elles avaient renoncé aux roux, aux jaunes, aux rouges, pour se parer des bruns de l'abandon. Elles étaient prêtes à devenir poussières sous la pression de ses bottes, à rejoindre la terre noire et odorante où les attendaient les racines profondes de cette vie qu'elles avaient quittée. Un renouveau s'amorçait, là, plus loin, partout où se portait le regard. La forêt cessait de s'agiter, se préparait au sommeil. Cenelle s'accroupit et glissa sa paume nue sous le tapis de feuilles. Le puissant arôme de l'humus vint chatouiller ses narines. Ses doigts frôlèrent une racine, s'y attardèrent. Son coeur battait au ralenti. Cette énergie qui s'était réfugiée là, en attendant que la douceur revienne, vibrait en elle. Une agréable langueur l'envahit. Cette vie qui s'enfonçait dans son abri souterrain l'invitait à la rejoindre. Elle ferma les yeux. Ce serait si facile. Se laisser glisser. Les rejoindre, maintenant. Dormir et ne jamais se réveiller.
Pas encore.
Elle fronça les sourcils et inspira profondément afin de réveiller ses sens engourdis. Les rayons rasants du soleil émergèrent entre deux troncs, l'éblouirent lorsqu'elle rouvrit les yeux. Elle attrapa une branche pour se relever et grimaça lorsqu'une épine lui écorcha le pouce. Elle lécha machinalement la goutte de sang qui perla sur sa peau.
Cette plaie-ci sera refermée demain. Cenelle posa les yeux sur ses mains couvertes de cicatrices.
Elle ne fut pas surprise de constater qu'elle s'était arrêtée sous un buisson d'aubépine. Elle caressa la branche nue au bout de laquelle pendait une petite grappe de fruits fripés et rouge sombre.
Sa voix résonna dans sa mémoire.
"Rouge comme tes lèvres..."
Il les avait effleurées, timidement. De sa main, de sa bouche. Elle avait seize ans, lui dix-neuf. Ils avaient volé cette échappée derrière un bosquet en attendant d'oser parler à leurs pères de leurs projets...
Quelques heures de douceur qu'elle ne connaitrait jamais plus, se dit-elle.
Cenelle regarda de nouveau ses mains. De vilaines marques brunes et rougeâtres, constellaient ses paumes, ses doigts, et gagnaient peu à peu ses avant-bras.
Sept années s'étaient écoulées depuis cette dernière soirée d'insouciance, et ses mains semblaient avoir vu cent hivers. Elle attrapa distraitement la mèche blanche échappée de sa crinière auburn. Pourtant son visage était toujours celui d'une poupée. Une poupée de marbre, que seule la détermination osait encore animer.
Cenelle ne vieillissait pas prématurément, elle en était certaine. Sa vigueur disait le contraire. Elle se flétrissait. Telle une plante qui laisse mourir une partie d'elle-même pour privilégier les rameaux les plus exposés au soleil, elle avait enfoui tout ce qui faisait partie de cette vie rêvée qui n'était plus la sienne. Ce qui était mort à l'intérieur laissait des traces à l'extérieur. Une peau douce, une belle chevelure, un cœur , elle n'en avait plus besoin.
Elle regarda l'aubépine. Sa compagne de toujours. Le seul fil conducteur de son existence. La seule preuve qu'elle était toujours elle-même. Elle colla son front contre son écorce rugueuse et une douleur fulgurante lui transperça les côtes. Elle fit le tour de l'arbuste, et ses doigts glissèrent le long du tronc jusqu'à une plaie béante. L'écorce noircie, arrachée, laissait apparaître le cœur tendre de l'arbre, recouvert d'une pellicule grise qui l'empêcherait de cicatriser. Bientôt il serait envahi de champignons qui le dévoreraient vivant.
Au creux de son ventre, la tristesse menaça d'emprunter le dangereux chemin de sa conscience. Elle serra les poings et laissa la colère la supplanter. Se concentrer sur sa colère, la haine de cette chose. Oui. C'était plus supportable.
Cenelle savait ce qui avait attaqué l'arbuste. Elle le traquait depuis plus d'une semaine.
Elle se remit en route, les yeux rivés sur le tapis de feuilles et de mousse, inspectant chaque roche, chaque souche, chaque tas de branches mortes. Il se cachait sans doute là, tout près. Le jour déclinait, elle n'y verrait bientôt plus rien. Lui en revanche...
Le soleil disparut derrière la silhouette grise d'un rocher.
Elle avait échoué aujourd'hui encore.
Elle devait trouver un abri.
Bientôt, ce serait elle la proie, et lui le chasseur.
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