4 - Départ
Les corbeaux le suivaient. Il avait mis un moment à comprendre leur manège, pensant d'abord que c'était une coïncidence, mais à présent il n'avait plus de doute.
Décidé à s'éloigner de ce charnier, il longeait la lisière de la forêt qu'il avait repérée à son réveil à l'est de la plaine. Il avait pris l'épée de l'homme éventré. D'après l'éclat de la lame, ce dernier n'avait pas eu le temps de s'en servir. Le corbeau qui lui mangeait les viscères n'avait pas bronché quand il s'était approché et avait tiré sur un morceau de sa pitance pour arracher l'arme. Mais lorsqu'il s'était éloigné d'une cinquantaine de pas, l'oiseau avait lâché un long cri rauque, puis était venu se poser sur un autre corps juste devant lui, suivi de quelques congénères.
Depuis le phénomène se répétait tous les cinquante pas environ : les corbeaux continuaient de déchiqueter les cadavres mais au fur et à mesure qu'il s'éloignait, ils s'envolaient pour se rapprocher de lui, choisissaient une nouvelle proie, si possible déjà prédécoupée, puis plongeaient dans la chair froide, comme s'ils ne se souciaient plus de lui.
Il eut une sueur froide en se demandant sur quoi ils se poseraient – et ce qu'ils mangeraient – lorsqu'il n'y aurait plus de cadavres à disposition. Déjà les corps étaient moins nombreux, et il parvenait à marcher sans avoir à les enjamber ou les contourner. Il tenait l'épée devant lui, protection dérisoire face à la nuit qui s'apprêtait à l'engloutir. Les bracelets de fer maculés de boue qui pendaient à sa ceinture faisaient un boucan d'enfer en s'entrechoquant à chacun de ses pas. Il s'empara du manteau d'un cadavre décapité, et le taillada avec son épée pour n'en garder que le dos. Il le coinça sous sa ceinture et l'enroula autour des bracelets qui se turent instantanément, à son grand soulagement.
Quitter ce paysage de mort, longer la lisière de la forêt jusqu'à atteindre un point suffisamment loin des cadavres, tel était son seul objectif, qu'il avait peiné à formuler.
Alors que le crépuscule réduisait la forêt à une masse sombre et uniformément noire, et le champ de bataille à un enchevêtrement de lignes et de bosses où les corps se distinguaient encore trop bien, le corbeau le plus proche lança un long croassement, sitôt imité par tous les autres. Dans un vacarme de cris et de froissements d'ailes, ils s'envolèrent sur la cime d'un énorme chêne et disparurent dans la nuit. Ils continuèrent à converser quelques instants, puis se turent. Leurs silhouettes se fondaient avec celle de leur perchoir, formant d'étranges excroissances qui rendaient l'arbre nu encore plus effrayant.
Il fit encore quelques pas, jusqu'à atteindre puis dépasser le chêne garni de guirlandes de plumes noires. Il se retourna à plusieurs reprises, les oiseaux ne bougèrent pas. Ils semblaient avoir renoncé à le suivre.
Il se sentit soudain très seul. Après s'être inquiété de les voir le suivre, il eut l'impression d'être abandonné. Ce n'était pas seulement l'absence de sons et de mouvements, la solitude l'envahissait aussi... à l'intérieur. Dans sa tête. Comme si les corbeaux avaient occupé une part de son esprit et l'avaient brusquement libérée, le laissant habité d'un grand vide.
Il eut l'envie absurde de les rejoindre là-haut. De faire partie de la colonie. De se serrer contre leurs corps qu'il imaginait doux et chauds. De goûter le réconfort et la protection que seul offre le nombre.
Je ne suis pas un corbeau, objecta-t-il à son envie saugrenue, à quoi son esprit serviable et vagabond répondit par l'image glaçante des cadavres jonchant la plaine se relevant pour grimper aux arbres, s'entasser sur les branches, et tendre les bras pour l'inviter à les rejoindre.
Il scruta frénétiquement la pénombre environnante, surveillant le moindre signe de mouvement parmi les formes sombres qui disparaissaient peu à peu de sa vue. Le rire sarcastique de la part rationnelle de son esprit fit ralentir les battements effrénés de son cœur.
Le froid commençait à mordre cruellement ses chairs, sa blessure à la tête menaçait de le rendre fou (ne l'était-il pas déjà ?) et la fatigue alourdissait ses jambes à chacun de ses pas. L'idée qu'il devait se trouver un abri faisait lentement son chemin quand il s'arrêta soudain. Là-bas, loin entre les arbres... Pas de doute, quelqu'un avait allumé un feu.
Était-il prudent de s'en approcher ? Survivrait-il à la nuit glaciale s'il n'approchait pas ? Comment et par qui il serait accueilli s'il approchait ?
Il pénétrait dans le sous-bois lorsqu'un râle inhumain le figea sur place, en provenance de la forêt lui-aussi, un peu plus loin sur sa droite.
Avait-il rêvé ? Était-ce encore le fruit de son imagination ? Une hallucination ?
Il ne savait plus s'il devait se ruer vers le feu ou fuir à travers la plaine aussi loin que possible de la forêt.
Tandis que le temps semblait suspendu à la décision qu'il n'arrivait pas à prendre, une autre question revint le hanter, qui le taraudait depuis qu'il avait contemplé ce reflet inconnu dans une flaque boueuse, et qui l'inquiétait presque d'avantage que ce cri perçant.
Qui diable était-il, lui ?
Annotations
Versions