9 - Dû (part.1)
Cenelle avait forcé l'allure. Elle tenait à gagner le bourg des Six-Sources en moins d'un mois, et elle devait d'abord atteindre le hameau qui bordait la forêt, où l'attendaient les pauvres bougres qui l'avaient engagée pour les débarrasser du démon.
Son compagnon de route la suivait en silence, perdu dans ses pensées. Cenelle avait cru qu'il avait perdu l'esprit, mais il s'était vite ressaisi et avait montré autant d'empressement qu'elle à quitter leur abri humide et cette forêt où planait encore le spectre de l'immonde créature.
Cenelle était tiraillée entre ce que lui soufflait son instinct et ce que lui dictaient ses convictions. Le choix n'avait pas été facile, mais sa décision était prise.
Elle savait qu'au moins un autre démon hantait cette forêt. Elle l'avait senti alors qu'elle éteignait ses feux et chargeait sa besace sur son épaule. Ce souffle glacé dans le cou, ce froid qui se répandait dans ses membres. Il était là, quelque part, tapis dans l'ombre. Elle connaissait la forêt, elle y avait trouvé un abri, elle aurait pu rester le temps d'occire celui-là aussi. Mais un étrange pressentiment la pressait. Il lui fallait des réponses aux questions qui se bousculaient dans son esprit. Trop de choses cette nuit ne s'étaient pas déroulées comme elles l'auraient dû. Elle devait retrouver et rejoindre celui qui lui avait tout appris : Lynx. Lui saurait. Peut-être.
~
Il avançait machinalement, se laissant guider par la jeune femme qui marchait devant lui. Qui était-il ? Ce visage apperçu dans la flaque d'eau l'obsédait. C'était celui d'un inconnu. Ignorer sa propre identité était une sensation déroutante. Le vide qui l'avait empli d'effroi à la tombée de la nuit s'était volatilisé. Il éprouvait un drôle de manque, oui, mais ne se sentait plus seul. Étranger à lui-même, il avait parfois l'impression qu'ils étaient plusieurs à se bousculer dans sa tête.
Un croassement le sortit de ses réflexions. Un deuxième l'arrêta si brutalement que Cenelle fit deux pas supplémentaires avant de s'immobiliser à son tour. Elle se retourna et fixa les oiseaux, d'un regard sévère qu'il trouvait déjà familier.
Ils avaient d'abord progressé sans qu'il put comprendre à quels repères se fiait la jeune femme, qui savait parfaitement où elle allait, contournant chênes et hêtres, piétinant feuilles et brindilles, traversant champs de fougères roussies et labyrinthes de pierres couvertes de mousse. Tandis que les rayons éparses du soleil se frayaient un chemin entre les arbres nus et leur réchauffaient le dos, ils avaient atteint un sentier forestier si étroit qu'il n'aurait su dire s'il avait été tracé par l'homme ou les animaux.
Le chemin, à présent dégagé et rectiligne, gravissait en pente douce le coteau derrière lequel se trouvait leur destination. De temps en temps elle faisait halte, regardait de tous côtés, humait l'air frais du matin, quittant alors son visage de marbre pour froncer les sourcils, de contrariété ou de perplexité, il n'aurait su le dire.
C'était visiblement les corbeaux, à présent nombreux sur les arbres de chaque côté du sentier, qui avaient provoqué son changement d'expression. Il prononça ses premières paroles depuis leur départ.
— Je crois qu'ils me suivent.
Elle le fixa de ses yeux gris-bleus, qu'il aurait trouvés magnifiques s'ils ne l'avaient mis si mal-à-l'aise. Il se racla la gorge.
— Enfin, ce ne sont peut-être pas les mêmes...
Si, c'étaient bien les mêmes. Il le savait et songea qu'il aurait peut-être dû le lui dire plus tôt. Allaient-ils les attaquer ? La mettait-il en danger ?
— Je suis désolé, lâcha-t-il simplement alors qu'une autre vérité s'imposait à lui : non, ils ne les attaqueraient pas. Ils n'en avaient pas l'intention.
Pourquoi certaines évidences jaillissaient ainsi dans son esprit, telles des vérités indiscutables ? Comme si sa mémoire défaillante consentait à lui fournir des réponses sans lui montrer le chemin qu'elle empruntait pour y parvenir.
Il s'attendit à devoir se justifier, ce dont il aurait été incapable : il ignorait pourquoi ils le suivaient, mais la jeune femme resta silencieuse, perdue dans ses propres réflexions, son visage de porcelaine de nouveau lisse et indéchiffrable.
~
Cenelle aurait cependant souhaité qu'il lui en dise d'avantage. À quoi bon l'interroger ? Il ne se souvenait de rien, inutile d'espérer en vain et d'allonger la liste de questions sans réponses qui la frustraient et la préoccupaient déjà trop à son goût.
Elle jeta un œil vers les corbeaux agités autour d'eux. Elle savait que ces animaux étaient des charognards habitués des champs de bataille. Peut-être les volatiles croyaient-ils qu'il les mènerait vers un nouveau festin ? Elle frissonna de dégoût à cette idée, mais ne dit rien et reprit la route à grandes enjambées.
Son regard glissa sur les bracelets dont le tintement étouffé par le tissu autour de la ceinture de l'homme rythmait leurs pas.
— Peut-être étiez-vous de la milice ? dit-elle surtout pour elle-même. Ces bracelets ressemblent à ceux que l'on met aux chevilles ou aux poignets de prisonniers...
— Je me suis fait la même réflexion, mais non, ce n'est pas ça.
— Comment le savez-vous ?
— Eh bien je... Je ne me souviens pas de qui je suis, mais je sais qui je ne suis pas... Disons que lorsque je m'imagine en garde-chiourme, ça me fait non... dans ma tête.
Cenelle déglutit avec peine. À quoi jouait-il ? Il était comme elle, elle en était certaine. Il avait des capacités... spéciales. Il savait des choses qu'il aurait dû ignorer. Peut-être n'avait-il pas perdu la mémoire, peut-être voulait-il juste cacher qui il était vraiment. Peut-être avait-il besoin de se protéger des autres, comme elle. Peut-être lui avait-on ordonné de taire sa véritable nature.
Était-il traqué par la Main Blanche ?
Elle eut soudain envie de tout lui avouer : ses dons, son lien avec l'aubépine, son dénuement face à ce fardeau qui l'enfermait dans une solitude tellement pesante. Même à Lynx, elle n'avait rien osé dire. Il n'aimait pas tout ce qui sortait de l'ordinaire.
Elle serra la mâchoire, scellant physiquement ses lèvres, comme si seule sa volonté ne suffisait pas à les empêcher de partager ce trop lourd secret. Elle devait se ressaisir. Jamais plus elle ne pourrait faire totalement confiance à qui que ce fut. D'une forte expiration, elle fit définitivement taire ce soudain élan de franchise, et se promit de se débarrasser de cet homme dès que possible.
Ils avaient atteint la crête de la côte en fin de matinée, où seuls quelques arbustes éparses poussaient encore parmi les fleurs jaunies et les rochers acérés. Sur l'autre versant, la forêt était réduite à quelques bosquets moutonnant entre des prés parcourus par un troupeau de chèvres à la recherche des dernières touffes d'herbes encore savoureuses. La dizaine de maisons qui constituaient le hameau du Coteau étaient regroupées sur un petit plateau creusé entre d'impressionnantes saillies rocheuses. La fumée des chaumières grimpait paresseusement parmi les gros nuages gris qui s'invitaient peu à peu dans le bleu du ciel. Quelques cochons grattaient le sol boueux à la recherche de vers et d'épluchures. Pas de taverne ni d'auberge n'invitaient à faire halte ou à se reposer dans ce coin perdu des confins de la civilisation. Les habitants y vivaient en quasi-autarcie, oubliés du reste du monde.
Plusieurs d'entre eux avaient reconnu Cenelle, et avaient interrompu leurs activités pour venir à sa rencontre.
Le doyen, un homme voûté et ratatiné d'une soixantaine d'années, au teint hâlé, prit la parole alors qu'un cercle de loqueteux aux joues creuses s'était formé autour des deux jeunes gens.
— Alors ? demanda-il simplement, et Cenelle avait rarement entendu autant d'espoir et d'angoisse mêlés en un seul mot.
— C'est fait, répondit-elle en tendant sa paume dans laquelle brillait une minuscule pierre noire sertie de cristaux rouges.
Le vieil homme s'en saisit, la fit tourner entre ses doigts, et la tendit aux autres, qui l'examinèrent et se la passèrent. Certains n'osèrent pas y toucher, d'autres refusèrent même de la regarder. Cenelle ressentait un picotement dans les doigts lorsqu'elle tenait la pierre, et elle était persuadée que d'autres ressentaient le même inconfort, même s'ils n'oseraient jamais l'avouer. En tout cas, cela suffisait à les convaincre qu'il s'agissait bien d'une pierre de démon, et qu'elle avait accompli sa mission.
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