14 - Six-Sources
Une aube brumeuse filtrait au travers des planches mal jointes de l'écurie, nimbant Cenelle et son compagnon de pâles reflets sans couleurs. Le réveil de Cenelle fut brutal, teinté par ses craintes de la veille revenues à sa conscience un instant avant tout le reste. Le foin bruissa légèrement lorsque sire Bogue s'étira et bailla aux corneilles, avec la nonchalance d'un gentilhomme s'éveillant dans le confort de la plume et la sécurité d'un domaine bien gardé.
Elle se retrouva nez à nez avec son sourire indolent et sa tignasse noire et hirsute frisant l'irrévérence, et les battements de son cœur ralentirent aussitôt.
La fatigue avait battu en retraite, ne laissant à son corps encore endormi qu'une impression d'engourdissement qu'elle atténua par quelques roulements d'épaules. Sa gorge, meurtrie par la main gantée de son agresseur encapuchonné, était encore douloureuse. Elle la palpa machinalement, songeant qu'elle devrait y appliquer un baume apaisant. Cela attendrait, elle voulait quitter Six-Sources le plus rapidement possible.
Cette attaque l'avait ramenée à la réalité, et paradoxalement rassurée quant à son compagnon de route. Ils s'étaient mutuellement soutenus, avaient unis leurs forces pour échapper à leurs agresseurs. Elle avait aperçu les corps déchiquetés des deux hommes et n'avait osé le questionner, mais elle savait ce qui avait lacéré leurs vêtements et leurs chairs. Cela aurait pu l'effrayer. Cela la sécurisait au contraire. S'en serait-elle sortie si elle avait été seule ? Elle n'avait plus vraiment hâte de se séparer de lui. Sa raison se rangeait doucement à l'avis de son intuition. Oserait-elle lui demander de l'accompagner encore quelques temps ?
Un léger raclement de gorge la sortit de ses pensées.
— Votre nuit fut-elle douce, gente dame ?
Il esquissa un simulacre de révérence puis ajouta :
— J'irais volontiers quérir pour vous une belle oie rôtie ainsi qu'un cruchon d'hydromel, mais je crains que cela ne soit pas dans nos moyens.
— Je ne me régale que de fruits gâtés, vous vous souvenez ?
Cenelle retrouva rapidement son sérieux :
— Je ne vous ai pas remercié, pour hier soir. Merci !
— Mais, c'est vous qui nous avez conduits à l'abri !
— Ce n'est pas moi qui ai tué nos agresseurs.
Il grimaça.
— Ce n'est pas moi non plus...
— N'avez-vous pas ordonné aux corbeaux de les attaquer ?
Il croisa les mains sur sa tête, l'air grave.
— Non.
~
Ses souvenirs étaient confus, tout c'était passé si vite. Il était certain d'une chose : ils lui avait parlé ! Il ne pouvait le lui avouer.
Elle me prendrait pour un fou !
Pourtant, d'où venait cette voix si ce n'était des oiseaux ? Elle se manifestait par un panel de sensations, des pensées accompagnées d'émotions qui surgissaient sans déclencheur apparent. Ils l'avaient prévenu du danger et il n'avait pas su comprendre. Il s'était "senti" en danger, mais leur mise en garde n'était pas contre Cenelle. Ils avaient peut-être vu les capes noires approcher et avaient décidé de l'avertir ? Et pourquoi s'en étaient-ils pris aux deux hommes ? Pour le défendre ? Il ne leur avait rien demandé. C'était insensé ! Il devait éclaircir les choses avant de lui en parler.
— Non, l'un d'eux tentait de m'étrangler et puis, tout-à-coup il a lâché prise parce que les corbeaux l'attaquaient.... J'aurais été ravi de m'attribuer ce sauvetage, mais une fois encore, je n'y suis pour rien !
— Quoi qu'il en soit, nous sommes chanceux d'être encore en vie !
Oui, ils en avaient réchappé. Le souvenir des capes noires avait douché ses élans plaisantins et sa bonne humeur matinale. Son moral descendit en flèche. Les seuls éléments connus de sa vie étaient d'une telle violence. Les instants complices avec Cenelle lui étaient d'autant plus précieux. Ils donnaient quelques couleurs à l'écheveau trop sombre de sa vie, si sombre qu'il redoutait d'en découvrir d'avantage. Il aurait aimé se créer de nouveaux souvenirs, moins sordides, emplis de sourires, de regards gris-bleu, et d'autres trésors qu'il n'avait pas découverts encore. Oui, il tenait à ces moments-là. Il tenait à elle. Il n'avait aucune envie de la quitter.
Il vit qu'elle l'observait à la dérobée. Lorsque leurs yeux se croisèrent, elle déclara :
— Écoutez, j'ai à faire dans la cité, après quoi j'essaierai de rejoindre Lynx qui doit se cacher dans les environs.
— Est-ce que vous allez... voyager avec lui ?
— Oh non ! Nous sommes des chasseurs solitaires. Nous nous retrouvons régulièrement pour échanger des nouvelles, mais repartons rapidement chacun de notre côté.
Des chasseurs solitaires. Elle ne voulait pas de lui comme compagnon, c'était évident. Elle le lui avait dit. Ils étaient enfin arrivés à destination, et le moment de la séparation était venu. Il se leva et s'étira brièvement. Le cœur serré, il parvint à conserver un ton enjoué.
— Je vois. Je vais donc partir de mon côté. La ville et mes souvenirs m'attendent !
Cenelle se leva à son tour, les sourcils légèrement froncés. Elle semblait... gênée ? Qu'est-ce qui la contrariait ?
Elle demanda :
— Oui, bien sûr. Où comptez-vous aller ?
— Oh je vais déambuler dans les rues en espérant que des souvenirs ressurgissent. Je verrai où me guident mes pas. Et vous ?
— Je vais acheter des vivres et je quitterai la ville pour rejoindre Lynx.
— Bien.
— Bien.
Ils restèrent debout face à face. Cenelle se mordilla la lèvre. Il crut qu'elle allait parler, mais elle esquissa un pâle sourire avant de détourner les yeux et de chausser ses bottes.
Ils rassemblèrent promptement leurs affaires et enfilèrent leurs manteaux encore humides. Un croassement fit sursauter Cenelle alors qu'elle installait l'échelle pour redescendre. Un corbeau s'était perché sur un râtelier, et conversait avec quelqu'invisible congénère. Les chevaux n'appréciaient pas cette intrusion, et protestèrent avec force coups de sabots, mouvements de tête et renâclements. Lui, en revanche, accueillit les corvidés avec une joie qui le surprit lui-même. Ils se sentit moins seul tout-à-coup.
Le corbeau les suivirent lorsqu'ils quittèrent l'écurie, voleta un instant autour d'eux, puis rejoignit ses semblables sur le tilleul le plus proche. La pluie avait fait place à une brume blanche toute aussi humide et désagréable.
Ils firent quelques pas jusqu'à l'énorme tronc du tilleul.
— Cenelle, je...
J'aurais aimé vous connaitre d'avantage.
— Je ne sais comment vous remercier. Je serais sans doute mort, et même plusieurs fois, si je ne vous avais pas rencontrée !
Elle offrit un timide sourire à sa plaisanterie.
— Je suis ravie d'avoir fait votre connaissance, messire Bogue.
Il sourit à son tour.
— Ce surnom me manquera lorsque j'aurai retrouvé mon vrai nom !
Mais pas autant que vous.
— Menteur ! Vous serez ravi d'en être débarrassé !
— J'ai passé deux semaines inoubliables en votre compagnie, Cenelle. Vraiment. J'aimerais...
Vous prendre dans mes bras.
Il lui prit la main.
— J'aimerais tant vous témoigner ma reconnaissance. N'y a-t-il rien que je puisse faire pour vous ?
Elle parut hésiter. Sa main trembla légèrement dans la sienne.
— Je vous l'ai dit, nous sommes quittes. Mais peut-être...
— Oui ?
Tout ce que vous voudrez.
— Avant que nous nous séparions, pourriez-vous me suivre jusqu'à la grand'place ? J'aimerais m'assurer que je ne suis pas suivie, qu'aucune cape noire ne nous attend au coin d'une rue...
— Bien sûr ! Je peux même, vous suivre tant que vous serez dans la cité.
— Ça ne sera pas nécessaire ! Si des individus nous suivent, vous les repèrerez rapidement.
— D'accord, je vous suivrai discrètement jusqu'à la place.
— Merci !
— Eh bien, s'il s'avère que personne ne vous suit, je partirai ensuite de mon côté, alors, bonne chance, Cenelle ! J'espère que vous trouverez des réponses à vos questions.
Il embrassa le dos de sa main et malgré son envie de la retenir, desserra son étreinte pour la laisser partir.
Elle fit quelques pas avant de se retourner et de revenir se planter devant lui. Elle était légèrement plus petite que lui. Il n'aurait eu qu'à tendre les lèvres pour lui baiser le front. Ses pommettes avaient rougi et ses yeux brillaient comme si une larme cherchait à s'en échapper. Il la trouva incroyablement belle. Elle sembla manquer de souffle.
— Je resterai en ville jusqu'en milieu de matinée. Si... Si aucun souvenir n'a ressurgi d'ici là, et si vous avez envie... Enfin... Si vous souhaitez stimuler votre mémoire dans d'autres lieux... Si vous souhaitez voyager encore... Je me disait que peut-être... Eh bien... Vous pouvez me retrouver sous ce tilleul. Lorsque les coches sonneront dix heures. Après quoi, je quitterai la ville.
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre, et disparut dans la brume du matin, ne laissant derrière elle qu'un doux parfum de fleurs et de foin frais.
Avait-il rêvé ? Lui proposait-elle de continuer le voyage avec elle ? Cela n'avait pas de sens, elle avait exprimé à plusieurs reprises sa volonté qu'ils se séparent ici. Avait-elle changé d'avis ? Se pourrait-il... Qu'elle se soit un peu attachée au taquin sire Bogue ?
Il percevait chez elle une retenue qu'il ne comprenait pas. Comme si chaque fois qu'ils se rapprochaient, elle se trouvait assaillie d'obscures tourments l'empêchant d'apprécier le moment présent. Peut-être après tout n'était-il pas la cause de son comportement réservé.
Il avait peu d'espoirs de voir sa mémoire ressurgir spontanément, et l'idée de sillonner le duché était peut-être la plus sensée.
Un croassement s'éleva d'une branche au-dessus de sa tête. Oui. Dans quelques heures, il la retrouverait. Il pourrait alors lui avouer à quel point il tenait à elle.
Il s'élança à la poursuite de Cenelle.
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