15 - Pain chaud

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Le mitron attrapa une grosse miche tout juste sortie du four et la donna à Cenelle en échange de la pièce de bronze qu'elle lui tendait. Elle s'écarta pour laisser passer les clients qui attendaient leur tour, mais lui demanda :

— Tyto est là ?
— Y s'occupe de la dernière fournée...
— Je pourrais lui parler ?
— Ben, il aime pas bien quand on le dérange dans ces moments-là.

D'un geste automatique, le gamin se frotta l'oreille, tirée plus souvent qu'à son tour.

— Dis-lui simplement que j'aimerais savoir comment va son œil.

Elle sortit dans la ruelle fangeuse, et ne résista pas à une bouchée de pain frais tandis qu'elle patientait à l'angle du bâtiment de pierre.

Un homme chauve et rougeaud, vêtu d'un tablier qui avait dû être blanc un jour, sortit d'une petite porte latérale et lui fit signe de le suivre. L'odeur aigre de la levure fraîche assaillit Cenelle, accompagnée de sensations qu'elle avait pourtant pris soin d'enfouir profondément. Les mains douces de sa mère, le nez barbouillé de farine de sa petite sœur, les galettes dorées, chaudes et sucrées... La douleur fut vive et lui fit monter les larmes aux yeux. Elle tourna la tête, prétextant de vérifier que personne ne les avait suivis. Ses ongles entrèrent dans ses paumes, l'aidant à revenir au moment présent.
Parler. Vite.

— Désolée de vous déranger...
— M'attendais pas à t'voir de si tôt.
— J'ai besoin de lui parler. Vous avez des nouvelles ?
— Pas depuis deux jours.
— Il est dans le coin ?
— Il traîne dans les environs, oui.
— Comment ça, il traîne ? Où ?
— Chais pas moi ! Pas à l'auberge, tu le connais ! Sûr'ment à la vieille ferme, près de la source aux alouettes. Tu vois ?
— Je vois, merci. Je ne vous dérange pas plus longtemps.

Il lui avait déjà tourné le dos et remis les mains dans un pâton lorsqu'il l'interpela.

— Eh, gamine, fais gaffe... D'après lui, y a des capes noires dans le coin.

Elle le remercia d'un signe de tête, sa gorge encore douloureuse soudain incapable de prononcer un son. Elle espérait Lynx en sécurité.

Elle avait confiance dans le boulanger, que le chasseur avait tiré d'un mauvais pas il y avait des années de cela. Rares étaient les personnes à qui il l'avait présentée, et cet artisan taciturne était l'une d'elles. Rares étaient les personnes qu'il fréquentait de toute façon, songea-t-elle. C'était une des premières leçons que le chasseur lui ait apprises : « Moins tu t'acoquines avec le premier venu, moins tu as de risques d'être trahi »
Était-ce suite à une trahison ? La Main Blanche l'avait attrapé une fois. Il n'avait échappé au bûcher qu'en échange d'informations sur sa manière de s'y prendre pour détruire les démons. Preuve supplémentaire de l'incompétence et de l'illégitimité de ces prêtres, selon lui. L'ironie était que la Main ne supportait pas la concurrence et racontait à qui voulait l'entendre que les chasseurs infidèles étaient incapables de renvoyer les bêtes dans les abysses, et se contentaient d'attiser leur soif de sang.
Jamais Lynx ne travaillerait pour ces fanatiques en robe blanche. Cenelle non plus. Lui avait ses raisons, qu'il gardait pour lui, elle avait les siennes, qu'elle n'avait jamais révélées à personne. Ainsi était leur relation : il la formait à la chasse, elle lui enseignait les simples, ils se concentraient sur leur but commun : tuer les démons, et en restaient généralement là. Dès qu'elle avait été capable de se débrouiller seule, ils étaient repartis chacun de son côté. Depuis, ils se retrouvaient de temps en temps pour s'échanger des nouvelles, guère plus. Cenelle n'était pas sa première élève, Lynx était allé loin dans l'ouest pour former de nouveaux chasseurs là-bas.

Elle avait hâte de le revoir. Hâte de lui présenter « sire Bogue ».
Mais viendrait-il ?
Elle sentit ses joues s'échauffer au souvenir de ce qu'elle avait fait. Elle avait osé. Elle lui avait demandé de continuer la route avec elle même si rien ne l'y obligeait. Elle était allée contre tous les principes auxquels elle s'astreignait depuis des années. En deux semaines, cet homme avait bouleversé son existence solitaire et monotone. Elle se trouva faible tout-à-coup. N'était-ce pas son choix de ne se lier à personne qui l'avait maintenue en vie ? N'était-ce pas ainsi qu'elle parvenait à enfouir la tristesse qui menaçait de la terrasser à chaque instant ? Elle était terrifiée à l'idée de souffrir à nouveau. Son bon sens lui hurlait d'être prudente, de rester sur ses gardes. De ne pas se risquer à éprouver quoi que ce fut pour lui. Et pourtant si elle était honnête, là, tout de suite, il lui manquait. Elle savait qu'elle allait vite en besogne, mais elle pensait que peut-être... Elle aurait pu l'initier à la chasse ?

Il travaille pour la Main Blanche... Peut-être qu'il me ment, peut-être qu'il me vendra à eux... Peut-être que je finirai comme elle si je ne me méfie pas...

Ses yeux noirs et son sourire franc lui disaient le contraire. Elle avait tellement envie de lui faire confiance.

Après avoir déambulé dans les rues, vendu tout ce dont elle pouvait se séparer, prêté l'oreille aux conversations afin d'apprendre si des démons hantaient la région, elle sentit son cœur s'accélérer à l'approche du rendez-vous. Bientôt, le clocher sonnerait dix heures.

Et s'il ne venait pas ?

Bientôt son cœur prendrait le chemin de la renaissance, ou se fermerait à jamais.

Elle arriva près de l'écurie dans laquelle ils avaient passé la nuit. Elle ne le vit pas près de l'énorme tilleul qui trônait derrière le bâtiment. En revanche quelques curieux s'étaient rassemblés autour de son tronc imposant. Et pour cause : ils observaient les dizaines de corbeaux perchés sur toutes les branches hautes, qui faisaient leur toilette matinale avec force cris rauques et disgracieux. Cenelle fut contrariée de si peu de discrétion. Ces maudits oiseaux allaient la faire repérer.
Il n'était pas là.
Elle recula et s'appuya contre une barrière, en retrait. Un cheval attaché là vint la flairer et tenter d'attraper ses cheveux pour les mâchonner. Elle le repoussa et lui gratta le museau, les yeux rivés sur une quatrième personne qui venait de se joindre aux trois autres. Une voix dans son dos la fit sursauter.

— Notre accord, c'était une nuit !

Le tavernier venait de débouler de l'écurie et la fixait d'un air soupçonneux.

— Oui, bien sûr ! dit-elle un peu surprise.
— Bien, alors je veux pas vous revoir ici cette nuit ! ajouta-t-il d'un ton bourru, avant de disparaître sans attendre de réponse.

N'ayez crainte, je n'ai aucune intention de m'éterniser ici...

Cenelle se faufila derrière les curieux qui semblaient en désaccord sur la raison de la présence des corbeaux.

— … la peste je vous dis !
— Penses-tu donc, c'est la guerre qu'ils annoncent !
— Elle est déjà là, la guerre ! Ils sont symboles de mort, c'est tout !
— Miséricorde ! Que la Main nous protège !

Il ne manquait plus que les rues grouillent de capuchons blancs ! Que faire ? L'heure devait être dépassée à présent.

Le tambour du crieur public retentit au loin et les badauds abandonnèrent leurs théories sur les corbeaux pour aller entendre les nouvelles.

Il n'était pas venu.

Elle écrasa une larme échappée sur sa joue et ravala celles qui menaçaient de suivre.

Je me suis trompée, comment ais-je pu croire...

Lynx. Quitter la ville et rejoindre Lynx.

Non. Elle devait d'abord aller aux nouvelles. Elle jeta un dernier regard sur les corbeaux et partit en direction de la grand'place.

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