25 - Convalescence
Lynx ne boitait plus. Trois semaines s'étaient écoulées depuis leur affrontement avec les démons. Le chasseur avait connu plusieurs nuits blanches pendant lesquelles sa jambe le faisait tant souffrir qu'il aurait pris lui-même la scie pour s'en débarrasser. Puis contre toute attente, la douleur s'en était allée avec les derniers miasmes de pue noirâtre qui avait fini par disparaitre de la plaie.
Cenelle l'avait veillé et soigné, nettoyant la plaie plusieurs fois par jour, lui appliquant des cataplasmes qui avaient donné une autre dimension à sa douleur. Les emplâtres censés drainer le mal lui donnaient l'impression d'aspirer sa jambe, comme si mille sangsues voraces s'emparaient simultanément de sa peau à vif.
Assis sur le lit de l'auberge, il observait l'arrière de sa jambe dont la peau était lisse et rose comme celle d'un porcelet. Les soins de Cenelle avaient fait des merveilles. Il ignorait ce qu'elle avait mis dans ses breuvages, onguents et cataplasmes, et n'essaya même pas de savoir, mais le résultat était là : sa guérison était quasi-miraculeuse. La destruction d'une grande partie du muscle le handicaperait probablement. Il fatiguait plus rapidement et avait perdu en agilité, mais il pourrait continuer de marcher. Et de chasser. Cette pensée le rasséréna tandis qu'il tournait en rond dans la minuscule pièce, impatient de parcourir à nouveau les sous-bois.
Ses relations avec Corvéus étaient tendues. Face à ses questions incessantes au sujet du jeune homme lors de ses séances de soin, la chasseuse avait fini par lui avouer qu'elle ne savait pas grand-chose sur lui à part qu'il avait perdu la mémoire à la suite d'une blessure pendant la guerre. Lynx nourrissait à son égard des suspicions qu'aucune parole de la jeune femme ne parvenaient à calmer. Il était persuadé qu'il ne leur disait pas tout, et se sentait vexé que son ancienne élève se montre si peu à l'écoute de ses mises en garde. C'était une des premières leçons qu'il lui avait apprises : se méfier de tout le monde, en particulier des inconnus, ne pas se lier si elle pouvait l'éviter. Or dès qu'il s'agissait de ce blanc bec, elle faisait tout le contraire. Elle se laissait attendrir par ses pathétiques tentatives de séduction, gloussait à ses pitoyables plaisanteries, et lui accordait une confiance qu'il ne méritait pas. Malgré ses nombreuses réserves, les deux jeunes gens étaient plus complices que jamais.
Oh, il ne s'inquiétait pas trop pour elle : elle savait se défendre et saurait le mater aussi bien que les démons si nécessaire, mais l'étrange lueur qu'il avait perçue dans ses yeux quand elle le regardait le perturbait. Il avait craint un moment que cet homme ne soit un sorcier et qu'il l'ait envoûtée. Puis il avait constaté ce même regard éperdu chez lui lorsqu'il la regardait en retour.
Il finit par les ignorer et les éviter autant que possible.
Lynx était perplexe et se demandait bien ce qu'elle lui trouvait. Lui-même supportait difficilement la présence des autres, et la sienne encore moins. Bientôt il serait débarrassé de lui, se consolait-il : cet avorton la suivrait certainement comme son ombre lorsqu'elle irait voir la femme dont il lui avait parlé. Il avait bien tenté de persuader Cenelle de s'y rendre seule, mais cette tête de mule n'avait rien voulu entendre. Le chasseur se résigna à ce que le sort de son ancienne élève ne fut plus entre ses mains, et se promit simplement de tanner le cuir de ce gringalet à l'occasion, juste pour montrer à la jeune femme qu'il n'avait rien dans le ventre et ferait un exécrable partenaire de chasse. Oui, l'avorton avait tué deux démons alors qu'il n'avait aucune expérience, et il les avait tirés d'affaire alors qu'ils pissaient le sang. Mais tout ça n'était pas très naturel ! Et Lynx n'appréciait pas du tout d'avoir une dette envers lui. Il avait donné à Cenelle une somme rondelette pour qu'elle puisse s'acheter des chevaux et retrouver rapidement la mystérieuse femme. Officiellement, c'étaiten remerciement de ses bons soins. Il ne l'avouerait jamais mais c'était surtout pour ne rien lui devoir à lui, et aussi... Parce qu'il s'inquiétait pour son ancienne élève.
⁂
— Es-tu prête ?
— Oui, mais j'aimerais aller voir Lynx une dernière fois avant de partir.
Le sourire de Corvéus se mua en grimace.
— Tu le salueras pour moi, je préfère t'attendre près des chevaux.
Il lui caressa tendrement la joue et s'empressa de regagner l'écurie où les attendaient leurs deux montures, embrassant une dernière fois du regard la coquette petite auberge qui les avait accueillis ces dernières semaines.
Après cette fameuse nuit, Corvéus était allé emprunter un cheval dans une ferme voisine afin de transporter Lynx jusqu'au village le plus proche après Six-Sources. Ils n'avaient pas souhaité se rendre dans la grande cité, trop infestée de capes blanches et noires selon le chasseur. Cenelle avait tenu à s'occuper elle-même de la jambe de Lynx, et ils étaient restés tous trois à l'auberge du village, se montrant aussi peu que possible dans la salle commune. A présent que son mentor était tout à fait remis, la jeune femme avait hâte de partir à la rencontre du mystérieux contact dont il lui avait parlé. Apparemment, une femme l'avait approché alors qu'elle parcourait le duché en quête de chasseurs de démons. Il s'était montré méfiant, par principe d'abord, puis par crainte qu'elle ne fut envoyée par la Main, ensuite. Elle disait chercher des personnes particulières, et avait demandé à Lynx si la chasse aux démons avait provoqué chez lui divers symptômes au nombre desquels figuraient le blanchiment des cheveux et les marques sur la peau. Elle-même souffrait d'une dépigmentation des iris, et de déformations articulaires. Il avait immédiatement pensé à Cenelle, mais n'avait rien dit. Puis elle lui avait demandé s'il s'était découvert des talents particuliers pour la chasse, comme le fait de tuer les démons ailleurs que sur la roche...
Ces révélations avaient ébranlé Cenelle. Ses taches sur les mains et sa mèche blanche avaient-elles une autre explication que sa décision de ne plus aimer ? Etait-ce lié à sa capacité à tuer les démons sans protocole ? Dans ce cas pourquoi Jolin ne présentait-il pas de tels symptômes alors qu'il avait lui-même occis deux démons de cette façon ? Pourquoi étaient-ils capables d'une telle prouesse ?
Elle avait hâte de rencontrer cette femme et d'entendre ce qu'elle lui révélerait.
Hâte aussi de se retrouver seule avec Jolin. Ces trois semaines avaient été compliquées. Cenelle avait passé presque une semaine jours et nuits au chevet de Lynx, craignant que le mal ne s'étende à toute la jambe. Elle avait ensuite relâché sa surveillance, mais le chasseur ne supportait pas d'être cloué au lit, et il avait déversé sa mauvaise humeur sur Jolin. Le ton était monté plusieurs fois entre les deux hommes, au point que Jolin ne venait plus le voir. Epuisée par ses nuits de veille et sa propre blessure, elle s'était souvent isolée dans sa propre chambre afin de reprendre des forces. Cenelle et Jolin avaient ainsi eu peu d'occasions de se retrouver seuls. Jolin avait glissé quelques allusions, suggéré qu'ils partent se promener tous les deux. Lynx avait explosé en les traitant d'inconscients, arguant qu'ils étaient coincés à l'auberge, vulnérables face aux capes noires et qu'ils devaient faire profil bas. Cette fois-là elle avait cru que Jolin allait en venir aux mains. Elle l'avait apaisé en lui rappelant que lorsqu'ils prendraient la route, Lynx ne serait plus là.
Elle ne sentait plus la panique l'envahir dès que Jolin lui prenait la main ou lui caressait la joue. Leur lien s'était encore renforcé, et chaque fois qu'elle était allée se ressourcer auprès d'une aubépine, elle y avait trouvé... Jolin et ses corbeaux. Ils étaient là, comme si en acceptant de s'ouvrir à ses sentiments pour lui, elle leur avait offert une place au creux de cette partie intime de son être. Il lui avait confié ressentir aussi sa présence lorsqu'il se "tendait" vers les corbeaux.
Dès qu'il en avait l'occasion, il l'attrapait par la taille, lui murmurait un mot doux à l'oreille ou la régalait d'une plaisanterie. à plusieurs reprises elle avait cru qu'il allait l'embrasser. Elle se sentait prête et en avait envie. Chaque fois, il semblait lutter contre lui-même puis se dérobait. Elle n'y était pas étrangère, réalisa-t-elle en songeant qu'elle avait violement repoussé toutes ses précédentes tentatives. Il serait patient, il le lui avait dit. Elle ne l'en appréciait que davantage.
⁂
Le chasseur n'avait plus prêté attention à la drôle de rencontre avec cette femme, jusqu'à ce que son ancienne élève ne rapplique en affirmant avoir précisément accompli cet exploit. Tout cela le perturbait plus qu'il ne voulait l'admettre. Il aimait que les choses soient simples. Il tuait des démons parce qu'il y excellait, que ça payait bien et lui offrait juste la dose nécessaire de danger et de frisson qui lui donnaient l'impression d'être vivant. Cenelle, d'après lui, se posait trop de questions.
Mais depuis qu'il avait vu de ses yeux Jolin abattre deux démons en pleine forêt, tout cela tournait en boucle dans sa tête. L'idée que tout n'était pas si simple faisait lentement son chemin dans sa tête, et cela ne lui plaisait pas. Il ne savait pas d'où venaient les démons et ne voulait pas le savoir. Il voyait assez combien sa toute jeune élève semblait parfois torturée, rongée par des interrogations auxquelles il n'existait probablement aucune réponse. Lui, en revanche, ne se tourmentait jamais. Il n'avait jamais cherché à savoir d'où elle venait, et cela ne lui posait pas de problème. Elle était douée pour la chasse, encore plus pour les simples, c'était tout ce qui comptait pour lui.
Et voilà qu'il se surprenait à éprouver quelques regrets. Avait-il été un bon maître ? L'avait-il suffisamment épaulée ? Quels secrets se cachaient derrière ses yeux gris qui semblaient si désemparés parfois ?
Ainsi vagabondait son esprit lorsqu'elle vint lui dire au-revoir.
— Bordel, Cen, t'es pas encore partie ? La route est longue jusqu'en Avalonne !
Elle se contenta de sourire et déposa un petit sac de toile de jute sur un tabouret.
— Bois-en quelques cuillères dans de l'eau si ta jambe te fait souffrir.
Cenelle tendit le bras droit afin qu'ils se saisissent les poignets comme à leur habitude, mais à sa grande surprise, Lynx l'attira dans ses bras.
— Prends soin de toi, Cen. Prends soin de toi...
Il se retourna promptement vers la fenêtre pour ne pas la voir partir.
Au fond de lui, quelque chose lui disait qu'il ne la reverrait pas.
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