Le croassement des corneilles était assourdissant. Corvéus jetait des regards noirs aux volatiles qui le frôlaient régulièrement. Parfois, ils faisaient mine de foncer sur lui avant de virer au dernier moment. Cherchaient-ils à le faire tomber de cheval ? Comment Maxine pouvait-elle les comparer à ses corbeaux ? La prêtresse ne voyait aucune différence entre eux, et confondait même leurs cris ! La voix des corbeaux était pourtant si apaisante !
Elle s'était plainte à plusieurs reprises de la trop grande proximité des corvidés. Corvéus avait demandé aux corbeaux de s'éloigner. Ils se tenaient à distance, relativement silencieux, juste assez près pour que leur lien avec le néfaune puisse se maintenir. Les corneilles, elles, n'en faisaient qu'à leur tête. Corvéus soupçonnait même Coronille de les inciter à le harceler.
Ils n'étaient sur la route que depuis deux jours, le voyage promettait d'être long !

Ils avaient quitté Six-Sources par le sud, dans le but de gagner la baronnie d'Avolonne. Corvéus pensait que Cenelle avait suivi la route qu'ils devaient prendre tous les deux, et avait rejoint le contact indiqué par Lynx. Il espérait la retrouver là-bas et la convaincre de l'accompagner au temple. De les accompagner. Corvéus toisa ses quatre compagnons de route.
Maxine avait cessé de lui faire des avances mais restait très froide à son égard. Elle ne lui adressait plus la parole à moins d'y être obligée et profitait de chaque discussion au sein du groupe pour exprimer tout le mal qu'elle pensait des chasseurs et de Cenelle en particulier. Elle ne cachait pas non plus ses réserves quant à leur mission.

— Cela doit être frustrant, Coronille, de traquer un chasseur en sachant que tu n'auras pas le droit de le tuer, non ? demanda-t-elle lors d'une halte à l'ombre d'un petit bois.

— Oh moi, je suis les ordres sans discuter. Mais eux auront peut-être du mal à se retenir ! répondit la néfaune en indiquant du menton les corneilles rassemblées sur un tremble tout proche.

Corvéus réagit instantanément.

— Tu as intérêt à les maîtriser ! Tes piafs ne doivent blesser personne, c'est compris ?

Coronille observa Corvéus, un sourire en coin.

— Tu y tiens tant que ça, à ta chasseuse ?

Elle haussa les épaules et ajouta.

— La grande prêtresse aussi apparemment. J'ai pour mission de la ramener au temple entière et en vie, c'est ce que je ferai. Mes bébés et moi nous trouverons un autre chasseur à dépecer.

Corvéus ne put réprimer un frisson. Elle voyait "ses" oiseaux comme une meute qu'elle lançait aux trousses des chasseurs avec la frénésie d'un prédateur ou d'un chef de guerre assoiffé de sang.

Encore heureux qu'elle ne communique pas avec des loups...

Maxine n'avait visiblement pas obtenu l'effet escompté avec sa question, elle revint à la charge.

— Je ne comprends pas pourquoi la prêtresse la veut vivante. Si elle s'est détournée de la Main, elle mérite le même sort que tous les hérétiques, à plus forte raison si elle a été gratifiée d'un don. Et puis, nous n'avons pas besoin d'elle : des tueurs de démons et des soigneurs, nous en comptons de nombreux au temple.

Elle regarda les prêtres assis à côté de Corvéus. Tous deux avaient à leur actif la destruction de nombreux démons.

Corvéus serra les poings et tenta de maîtriser sa voix.

— Tu doutes du discernement de la grande prêtresse ?

— Bien sûr que non ! Seulement, notre Mère à tous fait preuve d'un certain... excès d'indulgence lorsqu'il s'agit de toi. Nul doute que si elle a accédé à ta requête, c'est plus pour te faire plaisir que par réel intérêt pour cette chasseuse. Mais j'ai confiance en son jugement : lorsqu'elle se rendra compte que ce n'est qu'une vulgaire infidèle, Coronille et ses oiseaux pourront s'amuser un peu...

Les deux prêtresses échangèrent un sourire carnassier. Corvéus eut l'envie folle de lancer un corbeau sur Maxine, qu'il lui lacère le visage, déchire ses lèvres, efface à jamais cet odieux rictus. Comment avait-il pu trouver un quelconque réconfort auprès de cette femme ? Était-ce la jalousie qui la rendait tout-à-coup si détestable ?
Il devrait faire preuve d'une extrême diplomatie lorsqu'ils retrouveraient Cenelle. Empêcher Maxine de la provoquer ainsi. Elle se trompait sur Cenelle, mais il avait confiance en la Grande Prêtresse. Elle saurait reconnaitre sa valeur !

Corvéus soupira, soucieux de voir ainsi son impatience se teinter d'inquiétude. Il eut envie de quitter les prêtres et de partir au-devant d'eux. Saurait-il maîtriser la situation si le ton montait entre les prêtresses et la chasseuse ? Non, il ne pouvait leur fausser compagnie, cela envenimerait et compliquerait la situation. Par-dessus tout, il ne voulait pas perdre de vue Maxine et Coronille en qui il n'avait aucune confiance.
Ses pensées se tournèrent vers Cenelle et aussitôt il s'apaisa. Où était-elle en ce moment-même ? Que faisait-elle ? Pensait-elle à lui ?

⁂

La pluie avait enfin cessé de les accompagner, et le petit groupe avait fait halte le long d'un chemin bordé de charmes. Manteaux et capes étaient étendus sur leurs branches nues, offerts à la relative chaleur du soleil hivernal. Le bruit mat du tissu gouttant sur les graviers berçait Falco, lui-même affalé quelques branches plus haut.

Cenelle, Tamia et trois autres hybrides discutaient autour d'un maigre feu allumé à la hâte. Ils avaient décidé de se scinder en deux groupes afin de ne pas attirer l'attention. Une demi-douzaine d'autres hybrides menés par Quercus devaient gagner les abords de Six-Sources par une autre route, et tous se regrouperaient lors d'un rendez-vous avec les capes noires. Tamia semblait assurée de leur soutien, Falco et les autres étaient un peu plus réservés. Cenelle, quant à elle, appréhendait franchement de devoir se frotter de nouveau à eux.

— Peut-on les approcher sans crainte ?

— Oh, ils me connaissent ! Ce ne sont pas des sauvages, tu sais.

— La jolie demoiselle a raison, Tamia. Comment ferons-nous s'ils refusent de nous aider ? demanda Falco du haut de son perchoir en lançant un sourire à Cenelle.

— Oh, nous aviserons ! répondit Tamia en agitant la main. Tu sais, ils ont tout intérêt à nous aider ! Comprendre d'où viennent les démons est sans doute aussi important pour eux que pour nous, pas vrai ? Ils s'y prennent mal en choisissant la violence pour se faire entendre, mais je suis sûre qu'ils ne seront pas contre d'autres méthodes si elles sont plus efficaces !

Tamia dégageait plus de lumière que le pâle soleil hivernal. Cenelle comprenait pourquoi Quercus l'avait choisie pour retrouver leurs semblables. Sa bonne humeur et son optimisme étaient contagieux, et leur faisait presque oublier le péril et la précarité de leur mission.

Cenelle posa les yeux sur Flic, qui faisait sa toilette sur le genou de Tamia, et demanda soudain.

— Tu n'es liée à aucun autre écureuil ?

— Oh, je peux discuter avec les autres, si. Ils m'approchent volontiers, et on peut se comprendre. Mais avec Flic, c'est spécial ! Pas vrai, toi ?

Elle grattouilla l'animal qui renifla instinctivement ses doigts à la recherche d'une noisette.

— Je l'ai trouvé tout petit. Tombé d'un nid probablement. Je l'ai élevé, et maintenant il ne me quitte plus. Je crois qu'on aurait été amis même sans mon don, tu sais !

— Je comprends, répondit Cenelle en souriant.

Ce qui ne l'empêchait pas de douter de la capacité du petit animal à comprendre ce qu'on attendrait de lui le moment venu. Cenelle aurait aimé être aussi confiante que Tamia. L'idée d'aller piller les archives du temple de la Main Blanche lui parut tout-à-coup insensée. Et c'était son idée ! Elle s'en voulut d'avoir entraîné Tamia, Falco et les autres dans une quête aussi absurde, sans certitudes  qu'ils trouveraient des réponses à leurs questions. Ils avaient pourtant tous accepté de la suivre, et avec enthousiasme. Elle comprit que les questions qui la hantaient depuis son plus jeune âge tourmentaient probablement tous les hybrides. Tous ? Se posait-il toutes ces questions, lui ? Ou avait-il déjà les réponses ?