Anatomie de notre perte

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 J’ai longtemps cherché à mettre des mots sur la sensation. Ce paysage…

 Tous les âges ont subi, comme une traînée de poudre qui s’approche de sa déflagration, les transgressions et les crimes des siècles précédents. Le début du monde devait être rempli de possibilités, puis la première faiblesse a appelé toutes les autres. L’âme a muté de chaque exaction, s’est éprise de chaque interdit violé, de chaque courbure dans sa morale. Tout ce qui se fait une fois se reproduit, se multiplie dans l’espèce, s’impose comme une certitude, s’hérite finalement à travers l’Histoire. Nous portons le passé comme le cœur d’une planète porte sa croûte. Et l’esprit humain s’est lentement accaparé tous ses manques. Il y a un million d’années, un ancêtre a appris à voler, mais il s’interdisait encore de mentir. Il y a cent mille ans, un ancêtre a appris à mentir, mais il s’interdisait encore de tuer. Il y a dix mille ans, un ancêtre a appris à tuer, et peut-être avons-nous commencé à ne plus rien nous interdire.

 Cette terre devant moi… Aucun ancien écrivain ne voudrait la décrire, elle est si banale que chacun, j’en suis certain, l’a vue au moins une fois. Pourquoi la décrire ?

 Si je remonte quatre cents ans en arrière, quelle vertu y aura-t-il que nous n’avons plus ? L’amour était encore possible, dit-on, à l’âge atomique. Je n’y crois pas, je crois qu’elle a disparu avant, bien avant, mais je ne saurais dire quand. Ma conviction, c’est qu’il y avait trop de haine alors, l’amour en était devenu teinté. C’est devenu un membre atrophié de notre âme, comme un arbre qui lentement devient impotent de l’eau stagnante qu’il boit. Je sais, en revanche, à quelle occasion nous avons perdu foi en l’homme : c’est quand Dieu est mort.

 Il y a de l’eau sur cette terre. Un rond d’eau. Je pourrais donner des détails très exacts sur cette eau, sur sa couleur, sur la taille de son étendue, probablement sur sa profondeur si j’y plongeais. Je serais très certainement exacte, très exacte, je le pense. Le fait serait là, reproduit, et pourtant…

 Du temps de mon arrière-grand-père, mon père m’a dit, l’amitié était encore vraisemblable. Mais le mensonge, vieux de cent mille ans, a enfin fini de mûrir dans notre cœur, et comme un fruit qui s’agrippe à sa branche, nous a tant alourdis qu’il est devenu impossible d’être sincère. Tout cela, c’était du temps de mon arrière-grand-père.

 Mon époque, à moi, a vu la fin de l’art.

 Cette terre… Comment dire ? Il y a une colline… Mais encore. Il y a une colline, avec des fleurs dessus. Il y a de l’eau. Un rond d’eau. Je pourrais être exacte, je pourrais être très exacte, sur tout, sur la taille de la colline, sur le nombre de fleurs, sur la force du vent qui souffle dessus, sur le type de pierre qu’on y trouve, l’herbe qui y germe, les animaux qui y vivent. Le fait serait là, mais je suis incapable de formuler cette colline, de relater son existence.

 Mon époque a vu la fin de l’art : il n’y a plus d’écrivains, plus de cinéma, plus de peintre, de sculpteur, de poète, de chanteur, de musicien, de danseur, de styliste, d’acteurs. Notre âme touche à sa fin. Quelque part, nous sommes devenus incapables de nous articuler, l’humanité s’est appauvrie de ses expressions. Je ne sais plus mettre des mots aux sensations.

 Chaque âge nous rapproche de la désintégration complète, et dans le nôtre, nous ne savons plus décrire un paysage.

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