ELLE
de Millie M.
Belle. Le genre de visage que je ne regarde pas d'habitude. Trop beau. Je n'ai jamais aimé quand c'est trop beau. Toujours préféré les physiques atypiques. On ne croque pas un visage asymétrique en une seconde. On doit prendre le temps de s'attarder. S'intéresser aux détails et, petit à petit, si bien les assimiler qu'on les aime.
Mais elle : belle. Belle dès la première seconde. Habituée aux regards indiscrets et aux faveurs. Elle ne s'en rend même pas compte. Les petites attentions des garçons et l'admiration de certaines filles, la jalousie aussi. Il lui suffirait d'une journée à ma place pour comprendre.
Belle et c'est à peu près tout ce qu'elle aime chez elle. Pour ça que je commence par là. Parce que moi, comme je l'ai dit plus haut, je ne la regardais pas. Mais elle, elle ne fait que ça. C'est quelque chose qui saute aux yeux à force de la côtoyer. Le sourire maîtrisé. Le rire contenu. La posture figée et les cils qui papillonnent pour t'attendrir. Poupée blonde.
Patiente. Pour faire plaisir. Les autres avant elle. Patiente avec son frère, patiente avec ses amis, patiente avec les garçons, patiente avec moi.
L'œil qui perce au fond des choses. Perspicace. Mais jamais quand elle aime. Quand elle aime, c'est là qu'elle m'agace un peu. Quand elle aime quelqu'un d'autre que moi. Elle s'oublie, elle rêvasse, elle a ce sourire doucereux, ce sourire qui lui donne l'air stupide. Elle ne voit pas ce qui cloche. Elle aime aveuglément, chose que je ne sais pas faire, elle s'abandonne à l'autre et elle cède tout.
La mémoire. C'est une qualité que j'envie beaucoup, la mémoire. Moi j'oublie tout et j'oublie même ce que je viens de dire en le disant. J'oublie ce que j'ai mangé la veille, j'oublie les anniversaires et j'oublie mes affaires un peu partout. Elle me les ramène souvent. Elle fait attention, elle. Elle sait toujours quel jour on est et elle sait comment j'étais habillée hier. Elle se souvient de mes blagues et de mes petites habitudes. Parfois j'ai honte de ne pas me souvenir des siennes.
Elle danse. Elle a toujours dansé et même quand elle marche, elle danse. Elle est gracieuse, elle se tient droite quand elle s'assoit. Elle est belle. Ce n'est pas la beauté plastique, la beauté figée dont j'ai parlé plus haut. C'est le mouvement. Le beau mouvement. Quelque chose d'envoûtant.
Indécise. Moi aussi. Je lui reproche pourtant. Elle et moi, éternelles indécises. Incapables de dire, ou bien de faire comprendre. Incapables de faire un choix et de se l'avouer. Pourtant cet après-midi-là, allongées l'une à côté de l'autre dans l'herbe fraîche, j'ai compris. Je ne me souviens plus de ce qu'elle a dit. J'oublie tout. Mais elle l'a dit. Qu'elle voudrait pouvoir m'aimer comme elle aime d'autres garçons. Moi je n'ai rien répondu. Parce qu'il n'y avait rien à répondre. Rien que je puisse dire sans me brûler les lèvres. Rien qui ne saccage tout.
Je ne suis pas un garçon grand et brun et négligent. Je n'aurai jamais les bras dans lesquels elle se loge, jamais les cheveux dans lesquels elle aime passer la main, jamais l'odeur d'homme qui reste sur ses vêtements et dans laquelle elle enfouit son visage en secret.
J'ai pleuré le soir où elle s'est mise avec lui. Beaucoup pleuré. Elle était exaltée. Elle était belle, encore, toujours plus belle. J'ai pleuré en me mettant au lit. D'abord, je n'ai pas compris pourquoi. Je me sentais trahie et je ne voulais plus la voir. C'était le début de l'été mais je suis restée cloitrée pendant quelques jours. Les rayons inondaient la chambre. Je me souviens très bien de la brûlure du soleil, étendue mollement sur mon lit. Je ne voulais ni penser ni sentir. Je ne voulais être que contemplation. Extraite de moi-même.
Extraite à la honte.
Celle de ne pas comprendre pourquoi je souffre. De ne pas vouloir comprendre. Parce que, après, je devrais lui dire. Parce que je lui dis toujours tout. Mais ça je ne peux pas. Ça, c'est trop horrible. C'est trop difficile et moi je suis lâche. Alors j'écris. C'est le choix du lâche. J'écris des bouts d'elle que je dissimule partout, dans toutes mes histoires, j'écris les mots que je n'ai pas su dire, je les fais dire par d'autres, je les écoute, je m'y complais, c'est pervers et j'ai honte. Mais je n'efface pas.
S'il doit rester un peu de moi dans ce monde, j'aimerais tout aussi bien qu'il reste un peu d'elle. Elle, elle n'écrit pas. Elle danse. Il ne reste rien de quelqu'un qui danse. Peut-être une photo si l'on est chanceux. Alors j'écris à sa place. J'aimerais prétendre écrire pour elle, par sens du devoir ou par amour. Ce n'est pas le cas. Elle, je l'écris pour moi.
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