Chapitre 1
1
Si une personne pouvait bien gérer cette catastrophe, c’était Elder Took.
Au pied d’un mur de vingt-quatre mètres de haut, une femme implorait. De sa voix épuisée, de ses larmes pathétiques et de son esprit abîmé par l’extérieur, elle tendait son enfant avec un peu de désespoir, mais surtout du courage.
Si ce n’était pas pour elle, qu’ils aient assez de compassion pour lui. Et s’ils n’en avaient pas, elle les pousserait à en éprouver. Affaissée sur ce béton usé par le temps, devant cette séparation entre deux mondes qui refusaient de coexister, elle pleurait depuis cette nuit.
Elle allait mourir.
Et dans cet espace, l'assemblée déciderait de son sort.
Imposante, nichée au cœur de la cité, Elder faisait face aux rangées de sièges garnis, comme à chaque réunion.. Ici, dans cet ancien amphithéâtre aux dimensions impressionnantes, les tensions parfois exacerbées par la chaleur de l'été se muaient en clameurs et protestations qui résonnaient sur les murs de marbre écru, dont les feuilles d'or se fatiguaient à l’image de l'institution elle-même.
— Écoutez, dit Elder. J’aimerais la faire rentrer, tout comme vous tous. Lui donner la vie qu’elle mérite. Mais elle vient de l’extérieur et nous devons veiller à préserver notre sécurité. Sa présence pourrait nous mettre en péril chacun d’entre nous. Nous avons fourni trop d’efforts, nous avons travaillé trop dur pour tout abandonner pour elle. Qu’en pensez-vous ?
En réalité, cette femme était déjà morte pour la cité d’Elesi. Contaminée, condamnée, son âme finirait par la détruire. Parce qu’elle venait de l’extérieur, ce reste d’une planète polluée par l’homme, à laquelle Elesi s’efforçait de s’immuniser.
Elder Took s'était montré clair et direct. Peut-être un peu antipathique, mais l’empathie faisait défaut à l’humanité. Il avait exprimé son opinion avec une fierté incontestable, mais il était malin. Son discours ressemblait davantage à une proposition qu’une affirmation.
Il aurait pu donner des ordres, partir du principe qu’il détenait la vérité, que seul son avis comptait. Pour rester exemplaire, il avait enrobé ses propos d’une ouverture au débat. Pourtant, il savait pertinemment qu’il finirait par avoir raison.
Le dos bien droit, le menton levé, un regard assuré, face à cette masse de citoyens assis devant lui, il était plutôt du genre à les intimider qu’à être intimidé. Son corps décontracté, ses doigts se relâchant sur son pupitre, il n’affichait aucun signe de stress.
— C’est vrai, affirma un homme. Elle aurait pu aller ailleurs, mais elle n’a pas voulu. Elle savait d’avance qu’elle ne serait pas sauvée. Pourtant, elle est là. On n’y peut rien, c’est de sa responsabilité. Pour nos ancêtres qui se sont battus pour changer les choses, et nous-mêmes qui continuons de nous battre pour les générations futures, elle reste dehors.
D’autres voix, portées par l’émotion du moment, affirmèrent que la décision la plus juste et humaine était d’ignorer sa misère. Le vacarme inhabituel agressait les oreilles d’Elder, un flot de bla-bla-bla, de oui et de non, de tout et de rien. En temps normal, hors de la crise sociale provoquée par cette femme, les Elesiens savaient se tenir. Mais bon, face à une nouvelle d’une telle envergure, qui ne craquerait pas ?
Un homme agitait les bras, un autre soupirait. Une femme tapotait ses ongles sur le bois de son siège, et bien d’autres gestes encore qui formaient un tout à percer les tympans.
Et puis quoi ? Tout n’était qu’une question de logique et de mathématiques. Devaient-ils mettre en danger les deux cent mille habitants d’Elesi pour sauver une seule vie ?
Ce matin-là, au troisième jour de l’assemblée — cette femme était arrivée à point nommé — après une heure et treize minutes de délibération, les représentants avaient pris leur décision, en respectant la règle des Quatre-vingts pour cent d’accord commun : la femme n’était pas autorisée à franchir les frontières.
Oh, ils auraient aimé lui donner cette chance d’intégrer la cité, bien sûr. Autrefois, ils l’auraient fait. Voilà pourquoi ils la rejetaient maintenant : les erreurs du passé avaient servi de leçon. Personne n’avait le droit de pourrir des siècles d’épuration, une infinité d’années à s’extraire d’une nature ancrée dans chaque cellule du corps humain. Qu’elle aille au diable. Agonisante, souffrante, meurtrie, ça ne changeait rien. Pour préserver la paix, elle n’était pas la bienvenue.
S'ils avaient atteint le nombre de deux cent mille habitants, ce n’était pas le fruit du hasard. Un nombre limité d’individus était indispensable pour maintenir la politique élesienne. Assez peu pour préserver le sentiment de communauté, mais suffisamment pour exploiter chaque aspect de la société. Sans se rappeler des noms, ils se savaient camarades. Après quelques siècles de variations dans le taux de croissance de la population, cette proportion paraissait équilibrée.
Avec autant d’habitants, une organisation était indispensable pour prendre des décisions politiques. L’idée d’une assemblée avait été considérée comme une bonne solution. Chaque mois, soixante élus étaient tirés au sort pour perpétuer la cohésion sociale.
Du premier au sept de chaque mois, la semaine de l’assemblée débutait. Et à chaque fois, les élus s’intervertissaient parmi les deux cent mille citoyens. Aucun habitant n’était exclu de la vie en société. L’égalité parfaite.
Bon, et l’enfant ? Elder n’avait pas la réponse. Il resta pensif devant son pupitre tandis que les élus exposaient leurs opinions. Il n’y eut pas un seul argument qui ne fut pas contredit. Tous marquaient un point, personne n’avait tort ou raison. Ils avaient perdu trop de temps, même s’il leur restait encore quatre jours d’assemblée, l’enfant ne survivrait pas jusque-là.
Elder aurait aimé que les choses soient simples ; un oui ou un non. Mais la gestion d'une crise sociale ne laissait aucune place à la facilité, surtout lorsqu’elle avait pour objectif de garantir un avenir radieux. Tout devait être soigneusement réfléchi, car la moindre erreur de jugement pourrait conduire à la catastrophe.
— J’entends vos avis. L’un après l’autre, d’accord ? Alors, reprenons. Pourquoi devons-nous laisser cet enfant rentrer à Elesi ?
— Pourquoi part-on du principe qu’on ne le laisserait pas rentrer ?
Parce qu’il ne devait pas rentrer, quelle question, pensa-t-il.
— La manière dont je formule la question n’a pas d’importance. Si vous préférez, pourquoi ne devons-nous pas laisser cet enfant rentrer à Elesi ?
Quand il vit une élue lever la main, déterminée et affirmant parler au nom du bon sens, il pensa à la patience nécessaire pour supporter son poste. Ses jambes brûlaient d’avoir été debout depuis quatre heures, ses muscles le tiraient, ses pieds s’émiettaient, et son dos se bloquait. Ajouté au fait de se lever vingt minutes plus tôt pour être irréprochable, jusqu’au moindre cheveu.
Il devait refouler ses opinions pour éviter d’être désignée comme un chef par mégarde. Bouh, ici, on détestait les leaders, tout comme toute forme de supériorité qui pourrait contribuer à établir une hiérarchie.
Il devait aussi apprécier chaque citoyen, même si certains comportements l’agaçaient, du style, cette femme au charisme contrastant avec le manque de pertinence de ses propos. Il n'en savait rien, car elle n'avait toujours pas ouvert la bouche. Il la reconnaissait néanmoins de vue, mais elle n'avait jamais raconté quoi que ce soit de percutant. De même pour cet homme aux cheveux blancs au troisième rang qui se grattait la tempe droite depuis quinze minutes. Bon sang, arrête avant que tu ne te fasses saigner, idiot. En plus, il devait gérer les indécisions qui lui causaient des insomnies, obsédé par la recherche d’une solution.
Ce jour-là, il savait que sa nuit serait gâchée. Non pas à cause de cette femme sûre d’elle ou de l’homme à la tempe bientôt ensanglantée, mais à cause de cet imprévu qui l’irritait. Pourquoi y avait-il un enfant dans cette histoire ? Pourquoi les choses ne pouvaient-elles pas être simples ? Il allait se coltiner les tracas de ce débat jusqu’à ce qu’une une solution soit trouvée. Et quand on l’aurait, il serait assailli par la culpabilité de l’avoir refusée ou les regrets de l’avoir acceptée, ce qui forgera son quotidien.
Reprenant ses esprits, il fit signe à l’Elesienne de prendre la parole d’un mouvement de tête.
— On ne doit pas le laisser rentrer parce que c’est prendre un risque, tout comme pour la mère.
Merci pour ces propos d’une évidence que même un gosse de six ans pourrait dire.
— Mais ce n’est qu’un enfant ! s’exclama un homme.
Oh, non. C’était l’argument tant attendu par Elder. Enfant ou pas, qu’est-ce que ça changeait ? C’était une menace. Tout de même, il faisait preuve de nuances. Par bon sens, on devait sauver l’enfant. Qui ne le ferait pas ? Un monstre sans doute. Déjà que les Elesiens laissaient les adultes à l’extérieur, cette décision difficilement acceptable perdurait parce qu’on les responsabilisait. Néanmoins, qui pouvait blâmer quelqu’un d’être né au mauvais endroit ? Elder, peut-être. Mais ce n’étaient que des victimes de leur propre société qui réalisaient ça trop tard.
On ne voyait que la majorité des âmes saines, les Elesiens préservés de l’influence du monde extérieur. Après des siècles de réflexion, nous avions conclu que ce qui fonctionnait le mieux pour l’humanité était de perpétuer l’entre-soi.
Elder était l’incarnation de l’altruisme. Évidemment qu’on devait rejeter le petit. Après tous les déchirements que ça avait engendrés parmi les élus, il avait causé suffisamment de dégâts. Refuser la demande de sa mère serait plus facile. Ils diraient non et ils passeraient à autre chose. On n’en reparlerait plus, on l’oublierait de suite.
— Certes, reprit l’Elesienne, mais il a aux alentours de trois ans. Vous savez à quel âge apparaissent nos premiers souvenirs ? À trois ans. Et s’il se rappelle du moindre souvenir d’avant son arrivée ici, sa nature risque de lui revenir à l’esprit.
— Nous n’avons qu’à l’éduquer. Ce n’est pas la nature qui prime, mais l’éducation. Si on lui en donne une bonne, tout ira bien.
Les deux camps présentaient de solides arguments. Elder se tenait là, les bras croisés, hochant la tête de haut en bas pour montrer qu’il les comprenait. Au fond, il ne faisait qu’attendre la fin de ce débat pour relâcher sa concentration. Ah, pourquoi devait-il endurer cette séance ennuyeuse et insupportable ? C’était tellement plus agréable quand ils discutaient des récoltes du mois ou du programme scolaire.
Permettre à une personne de l’extérieur, qu’elle ait trois ans ou non, d’introduire ses principes dépassés de suprématie normalisée, voire revendiquée, était inconcevable. Il suffisait que ses souvenirs lui reviennent pour qu’il se questionne, se questionner engendrait le doute, et le doute pouvait mener à la rébellion.
— Êtes-vous sûrs qu’il aura des souvenirs ? demanda une autre femme.
— Non, affirma un chercheur. Personne ne peut le savoir. Et même s’il en a, on ne peut pas prévoir leur impact. Peut-être qu’ils ne seront que de vagues images telles des rêves trop flous pour en faire quoi que ce soit.
— Si l’on peut avoir une chance de le sauver, on doit le faire.
— Et s’il y a un risque qu’il détruise tout ce qu’on a construit ?
— Lycure s’en est bien sorti malgré ses passages de… désobéissance, va-t-on dire.
— Ne parlons pas trop vite.
Ce cher Lycure, trouvé à l’âge de sept ans à l’extérieur. On supposait qu’il venait du pays voisin, fuyant la guerre avec sa mère contre on-ne-savait-qui. Les explorateurs — des Elesiens qui sortaient pour récupérer des matières premières abandonnées — avaient décidé de le ramener à la cité et de l’élever comme l’un des leurs. Hélas, il était trop grand. Ses souvenirs l’avaient corrompu à l’adolescence, son caractère était devenu dangereux pour la société et l’incitait à ne plus obtempérer.
Elesi encadrait ses citoyens à travers quatre règles, dont Lycure avait enfreint trois.
Règle une ; aider ses camarades.
Règle deux ; servir la société.
Règle trois ; résoudre tout conflit par le pacifisme.
Règle quatre ; interdire la production et l’utilisation de tout produit conduisant à la perte de contrôle.
Il avait épargné la dernière règle, car elle était inviolable. Sinon, il aurait battu involontairement le record. Vous imaginez ? Vous êtes un adolescent tourmenté par des souvenirs flous qui vous nouent l’estomac, vous rongent de l’intérieur lentement et vous dévorent les cellules nerveuses, ce qui vous pousse à enfreindre presque toutes les lois de la cité dans laquelle vous vivez, sans même le faire exprès, simplement parce que la crise identitaire vous submerge. Un exploit. En tout cas, malgré la division qui régnait à l’époque, la leçon de Lycure, l’ancien adolescent super lourd qui faisait peur à tout le monde, avait été retenue. Plus question de revivre ça. Pas d’enfant. Même de trois ans. Aucun risque. Seulement la sécurité.
Ce simple nom suffit à déstabiliser Elder, les mains devenaient moites et glissaient sur le bois du pupitre, son regard fuyant et ses jambes ne savaient plus où se mettre. Hélas pour lui, il avait participé à la sanction infligée à Lycure. Il avait voté en faveur de son exclusion de la communauté, ou plus symboliquement, pour l’exclusion des individus déviants. Et oui, Elder, il fut une époque où tu ne te souciais pas autant de ton image.
— Mais enfin ! s’offusqua la femme. Qui sait ce qu’il deviendra ? Peut-être une bonne personne, une très bonne personne, un modèle. Peut-être que si l’on avait un peu d’empathie, il nous prouverait que l’être humain est bon et que nous avons bien fait de lui faire confiance.
— Justement, nous ne savons pas ce qu’il deviendra ici, répondit un chercheur. Il voudra retrouver sa mère, un jour ou l’autre.
— Ce n’est pas pareil que Lycure. On le fait pour sa mère, il comprendra.
— Et qu’est-ce qu’on fera s’il se comporte mal ? Mis à part ce qu’on a fait pour Lycure et qui d'ailleurs ne suffit pas.
— Bon sang, vous oubliez tous nos principes. Pourquoi Elesi est-il isolé ? Pourquoi le tournant ? Pour retrouver l’humanité. Pour l’entraide. Les risques sont quasiment nuls, ne pas vouloir l’aider serait de l’égoïsme et ce n’est pas ce que nous sommes.
Le débat s’éternisa pendant trois heures et quarante minutes. Si l’histoire du monde avait été facile, ils auraient déjà trouvé le secret de la paix éternelle, alors…
— Je comprends vos arguments, reprit Elder. Je pense que nous devons donner une chance à cet enfant. Oui, Lycure n’a pas toujours été un bon exemple, mais il se tient correctement maintenant. Et puis, tout le monde ne finit pas forcément comme lui. S’il y a une chance de le sauver, faisons-le. Si la situation dégénère, nous prendrons des décisions adéquates. Alors… Combien de votes pour laisser l’enfant pénétrer Elesi ?
Sa voix créa un silence solennel qui emplissait le lieu. Parfois, Elder contemplait les visages des statues qui ornaient l’assemblée et imaginait tout ce qu’elles avaient pu observer au fil des siècles. Si elles pouvaient parler, elles ne s’arrêteraient plus.
Quarante-neuf mains se levèrent, y compris celle d’Elder. À deux voix près, la proposition aurait été rejetée. Les peines infligées avaient été le fruit de nombreuses années de débats, de querelles, de recherches, de tout. Elles étaient justes, légitimées par des professionnels, par tout ce qui soutenait cette opinion. C'étaient ces deux cent mille personnes qui prenaient la décision, avec une majorité de quatre-vingts pour cent.
— Quarante-neuf pour, soit quatre-vingt-deux pour cent de la totalité des élus. En ce jour, nous avons décidé ensemble d'accepter que cet enfant soit éduqué par Elesi. Il sera adopté par la famille qui le souhaite.
Personne ne se doutait alors que cette décision entraînerait la plus grande injustice de l'histoire d'Elesi, avec de terribles répercussions sur Elder Took.
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